CSKA Moscou

Chapitre VI - la guerre des deux CSKA

 

Chapitre précédent (le partenariat américano-russe)

Devenu président du CSKA omnisports, Aleksandr Baranovsky a mis fin à l'expérimentation autonome du club de hockey sur glace avec des investisseurs américains. Il veut en récupérer le contrôle mais va faire à une opposition têtue. Deux clubs vont se déchirer l'héritage du CSKA, une scission sans doute inédite dans l'histoire mondiale par sa durée et son ampleur. Dans cette guerre, tous les coups seront permis...

Le 19 avril 1996 marque un séisme dans l'histoire du CSKA Moscou. Pavel Grachev, le Ministre de la Défense, limoge l'entraîneur Viktor Tikhonov et le directeur général Valeri Gushchin. Motivations : l'illégalité de la privatisaion de la patinoire accordée trois ans plus tôt, les résultats médiocres (le CSKA ne s'est pas qualifié pour une poule finale à 14 équipes) et le manque d'idées neuves après 19 ans avec le même coach. La position de Gushchin est confiée à Viktor Zhlutkov, ancien joueur de légende qui a fait toute sa carrière au CSKA, et qui commence à souffrir de séquelles neurologiques liées à un accident au tournoi des Izvestia 1983 (il avait frappé la balustrade de dos à pleine vitesse). Tikhonov est remplacé par Aleksandr Volchkov, l'entraîneur de l'équipe-réserve, et se voit interdire l'entrée de "sa" patinoire.

Ni Tikhonov ni Gushchin ne se laissent faire. Ils sont toujours dirigeants de la société HK CSKA, fondée en 1993. Les deux clubs se sont tous deux inscrits dans la RHL, la ligue russe alors fondée. Le Conseil de celle-ci décide d'admettre la première candidature, celle du club de Tikhonov, qui en est un des membres fondateurs. Premier point pour lui. Mais quand il s'agit de garder les joueurs, l'autre CSKA a la primauté : l'institution militaire garde le privilège de la conscription, et en plus, elle promet à certains hockeyeurs des appartements... qu'ils n'obtiendront pas.

L'enfant chéri part lors du divorce

Ce conflit a pour conséquence majeure le départ prématuré de celui qui est alors considéré depuis deux ans comme la pépite absolue du hockey russe : Sergei Samsonov. C'est un produit de la formation du CSKA. Il admirait Makarov quand il était enfant et son père avait pris un travail de nuit pour pouvoir faire pendant la journée les deux heures de route pour emmener son fils à cette prestigieuse école de hockey. Il a un talent exceptionnel et est toujours le dernier à cesser l'entraînement, Tikhonov l'adore. Mais le gamin de 17 ans ne veut ni se battre contre l'armée ni se retrouver en deuxième division sans savoir quel club sera choisi. Il part en Amérique du Nord, dans une ligue mineure indépendante (l'IHL) où il passe une année mineure avant d'être drafté - et d'être tout de suite élu meilleur rookie de NHL. Il fera partie de ces hockeyeurs russes émigrés trop tôt dont la carrière se perdra en route. Dans ce divorce, la famille CSKA a perdu son enfant chéri...

Quand un couple se déchire, chacun doit choisir son camp. Viktor Tikhonov rappelle deux anciens joueurs qui reviennent d'outre-Atlantique, le gardien Maksim Mikhaïlovsky et le fidèle d'entre les fidèles, le défenseur Aleksei Kasatonov, celui qui avait pris le part de l'entraîneur et non des rebelles à la fin des années 1980. Kasatonov prend le K de capitaine. Le club du Ministère de la Défense reçoit la visite - de courtoisie et non pour rejoindre l'équipe - des anciens fugitifs Fedorov et Mogilny. On en arrive au paradoxe où ceux que l'on qualifiait de traîtres viennent adouber le club officiel de l'armée plutôt que leur ex-entraîneur honni Tikhonov !

Le CSKA ministériel, qui a gardé le logo historique (le HK CSKA de Tikhonov arbore le pingouin), domine la deuxième division et monte en RHL en 1997. La ligue adopte une position de non-ingérence, les deux CSKA ont le droit de participer. Dans la presse et dans le public, les équipes se voient alors appeler "équipe de Tikhonov" et "équipe de Volchkov" pour éviter toute confusion entre les deux CSKA.

Maintenant que les deux clubs sont au même niveau, le duel doit avoir lieu sur la glace. En octobre 1997, un très étrange derby a lieu pour la première fois : le CSKA affronte le CSKA ! Le Ministre de la Défense, Igor Sergueïev, est dans les tribunes. C'est le seul militaire de la Fédération de Russie à avoir atteint le grade de Maréchal. Il est amusant de noter que son fils Dmitry n'évolue pas dans le club officiel de son ministère mais dans celui de Tikhonov - où il n'est pas titulaire. Si le Ministre reste impassible, les spectateurs choisissent clairement leur camp : ils reprennent les chants "Ti-kho-nov, Ti-kho-nov" qui existent depuis la chute de l'URSS (c'est la seule vedette sachant qu'aucun joueur ne reste longtemps) et huent les hockeyeurs du club ministériel. Celui-ci est néanmoins vainqueur sur la glace (3-2). Quand on l'interroge en conférence de presse sur le parti pris des tribunes, l'entraîneur Volchkov "Je comprends parfaitement, les fans. Ils suivent le stéréotype selon lequel le CSKA est l'équipe de Tikhonov. Mais le temps remettra les choses dans l'ordre."

Gardes armés, coups bas et contrôles fiscaux

La prédiction semble se réaliser. Le HK CSKA dissident est relégué à l'issue de la saison. Il a perdu à la fois la bataille sportive et la bataille financière. Evgeni Gushchin est lui-même en faillite, et plus personne ne le croit quand il annonce que les investisseurs de Pittsburgh vont revenir. Un contrôle fiscal "commandité" conclut à une évasion fiscale de 3,5 milliards de roubles (un rapport qui sera reconnu illégal par deux cours d'appel). Il ne reste plus qu'un atout au club dissident : le palais des sports du CSKA, grâce à son bail de 50 ans. Mais la guerre va s'intensifier autour de ce dernier bastion...

Le HK CSKA est acculé sur tous les fronts, et toutes les intimidations sont bonnes. Il reçoit soudain des factures d'électricité disproportionnées. Les téléphones sont coupés. L'épouse de Tikhonov décrit un Viktor qui rentre tous les soirs "comme s'il revenait de la guerre". Fin juin 1998, le CSKA de Baranovsky reçoit un ordre parti du ministère de la Défense pour prendre possession du palais des sports. Le 21 juillet, des gardes de sécurité embauchés par ce club arrivent pour en barrer l'entrée. Le directeur de la patinoire Mikhaïl Vorobyov arrive avec l'avocat du HK CSKA à entrer par une porte de derrière, ils s'enferment dans le bureau et alertent le procureur général et diverses contacts militaires à tous niveaux. La justice décide de ne pas s'en mêler, mais un officier local de district arrive et exige "le retrait de civils armés du territoire d'un bâtiment militaire". Un adjoint du Ministre arrive pour résoudre le conflit. Il fait évacuer les vigiles et libère l'entrée.

Le Palais des sports est de nouveau accessible... mais dans un sale état. Au motif que des petits morceaux d'isolant étaient tombés sur la glace, les gardes ont enlevé toute la couche ignifuge sous le toit. Des débris ont été entassés sans être nettoyés dans les tribunes et sur la glace, aussi bien sur la patinoire principale que sur la deuxième glace d'entraînement. Ces travaux, qui n'ont pas débuté à la fin de saison (le 8 mai) mais au milieu de l'été, empêchent l'école du hockey du CSKA de rouvrir à la rentrée, ce qui pousse les parents à faire changer leur enfant de club. Le 18 septembre, une manifestation d'enfants, parents et entraîneurs devant la patinoire réclame la réouverture.

Aleksandr Baranovsky semblait avoir gagné la guerre : son club est seul en première division, il a mis en place un blocus, il a acculé ses adversaires. Mais il est peut-être allé trop loin. Tikhonov en a appelé au Ministre Sergueïev face à l'impunité des agissements de Baranovsky qui se pense tout puissant. Le CSKA-football est également en crise. C'est finalement Baranovsky qui est démis de ses fonctions après un audit global du Ministère de la Défense qui lui reproche des fraudes financières. Il resurgira plus tard au Dynamo...

La bataille du nom

Les travaux ont en fait affaibli tout le monde : pendant des mois, l'école de hockey et les deux clubs adultes rivaux n'ont d'autre choix que de traverser Moscou pour s'entraîner et jouer sur des glaces louées. Le CSKA officiel avait engagé Boris Mikhaïlov - hockeyeur de légende devenu un rival intime de Tikhonov - comme président et entraîneur et avait engagé des joueurs expérimentés. Mais après une pré-saison prometteuse, il a vu ses entraînements perturbés par le manque de glace et finit à une quelconque douzième place. Il joue parfois devant à peine 150 spectateurs, et encore s'agit-il des chiffres officiels. La presse compte parfois 80 âmes perdues dans les tribunes...

Mikhaïl Mamiashvili est nommé à la tête du CSKA omnisports en novembre 1998. C'est un ancien champion olympique, entraîneur à succès et président de la fédération de lutte gréco-romaine. Avec cette figure du sport, on espère une réconciliation et une entente. Des discussions sont engagées, mais elles achoppent sur le cas Viktor Tikhonov. Le pré-requis du HK CSKA dans les négociations est qu'il reste président et entraîneur. Dans le camp opposé, on n'envisage le vieil homme que comme président honoraire, figure respectée autour duquel on réaliserait la fusion sans lui donner un rôle opérationnel trop important.

La question est surtout financière. Le club toujours présenté comme une structure officielle de l'armée est devenu une société commerciale - comme son rival. Sous son mandat, Baranovsky avait regroupé les clubs de basket et de hockey dans une "CSKA-Holding" dont l'armée ne conservait que 24% des parts. Les 76% restants avaient été vendus à la banque ONEKSIM des oligarques Vladimir Potanin et Mikhaïl Prokhorov, une banque qui constitue alors un instrument considérable d'enrichissement car elle opère les enchères officielles pour le rachat d'entreprises en faillite. Tikhonov a rencontré personnellement Prokhorov et a découvert un homme d'affaires plus gourmand que ses anciens partenaires nord-américains : il ne se contentera pas de la moitié des parts et veut bien financier son équipe mais à la condition de détenir 51%. Tikhonov refuse, il reste fondamentalement hostile à cette prise de pouvoir des intérêts privés sur le monde sportif.

Dans le même temps, les longues procédures juridiques engagées continuent de suivre leurs cours. Le HK CSKA garde le droit d'utiliser le palais des sports (un partage des lieux est possible mais le club rival part jouer à Loujniki chez le Dynamo). En revanche, en février 1999, les "Tikhonoviens" perdent la bataille autour du nom CSKA. Pendant un an et demi, leur club devra s'appeler simplement "HK Moscou".

Aide au rival puis réconciliation

Les ponts ne sont plus totalement coupés et les parties continuent de se rapprocher. En janvier 2001, le CSKA termine la première phase du championnat à la quatorzième place et est reversé en poule de maintien. Boris Mikhaïlov donne sa démission et laisse ses deux adjoints Vladimir Krutov et Irek Gimaev seuls. Sans expérience d'entraîneur, l'ancien "K" de la KLM Krutov se retrouve aux commandes d'un navire que l'on dit à la dérive. Le HK CSKA Moscou, dont la saison est finie car il ne s'est pas qualifiée pour la poule de promotion, prête sa jeune première ligne Sergei Mozyakin (photo) - Igor Emeleev - Nikolai Pronin à son alter ego : c'est l'union sacrée pour sauver le club !

Les jeunes attaquants peinent à concrétiser au niveau supérieur avec moins de temps de jeu. La poule de relégation débute encore plus mal. Tout le monde anticipe une rétrogradation historique qui ferait totalement disparaître le nom CSKA de la première division. Tout se joue au dernier match dans une confrontation directe face au Vityaz. Toute la Russie a les yeux rivés sur le palais des sports de Podolsk, où 4700 spectateurs ont payé de 300 à 500 roubles (quinze fois le prix normal). Le club local, le Vityaz, a un point d'avance au classement et mène 3-2 à une minute de la fin avant l'égalisation providentielle. Si la prolongation de cinq minutes se termine par un match nul, chaque équipe repartira avec un point et le Vityaz se maintiendra. À 79 secondes du couperet, Dmitri Starostenko inscrit un nouveau but in extremis pour sauver le CSKA. À ce moment, dans l'euphorie, tout le monde est persuadé que la fusion se fera dans l'été. Elle capote pourtant de nouveau et chacun renvoie la responsabilité à l'autre camp.

À cause de cette incertitude, le CSKA "officiel" a retardé le début de sa campagne de transferts et la saison suivante est encore plus compliquée : il finit relégable. Le HK CSKA, lui, a soudain trouvé un investisseur, le président du CSKA-football Evgeni Giner. Il réussit à remonter avec ses jeunes stars Mozyakin et Pronin, complétées de quelques vétérans (Mukhometov, Gunko, Stashenkov et le Tchèque Bohacek). Le rapport de forces s'inverse. Le jour de la montée, Tikhonov déclare en confiance qu'il n'y aura plus qu'un seul CSKA à la rentrée et qu'il suppose que sa candidature sera la seule au poste d'entraîneur. Il aura raison

C'est Evgeny Giner qui joue un rôle-clé en coulisses en négociant avec Mikhaïl Prokhorov, qui est devenu grâce à Oneksim le PDG de l'entreprise minière et métallurgique Norilsk Nickel. Celle-ci détient 51% des parts du nouveau club, contre 49% à AVO Capital, le groupe de Giner. Le temps des vaches maigres est révolu. Celui des sponsors puissants et proches du pouvoir arrive. Une nouvelle ère s'ouvre au CSKA, mais aussi dans tout le hockey russe qui aspire à renouer avec sa gloire.

Le nouveau CSKA rassemble 14 joueurs du club promu de Tikhonov et 8 joueurs du club relégué. Ses deux joueurs majeurs sont le buteur Sergueï Mozyakin et le combatif Nikolaï Pronin, un dur, un tatoué (photo), un joueur qui avait hérité du capitanat à 19 ans à l'automne 1997 un jour où ne restait plus quatre joueurs à l'entraînement car les autres avaient grève faute de salaire, et qui ne l'a plus jamais quitté par la suite. En novembre 2003, ces deux hommes sont même appelés pour représenter la Russie, ce qui devient un évènement car le club qui constituait autrefois la base de l'équipe nationale n'avait plus envoyé de joueurs depuis longtemps pendant les années de scission. Pour les supporters les plus fidèles, Pronin, qui ne lâche rien sur la glace, est un homme comme eux, qui n'a jamais abandonné. Quand il avait failli partir au Dynamo (alors club dominant du championnat quand le CSKA était en deuxième division), il était revenu à la maison au bout de trois jours d'entraînement après avoir reçu un appel téléphonique de Tikhonov qui lui avait simplement demandé de l'aider, sans élever la voix et sans ton de reproche. Depuis ce jour, Pronin est l'incarnation de l'équipe, avec l'entraîneur bien sûr

2002/03 (10e) : présentation et bilan

2003/04 (10e) : présentation et bilan

Néanmoins, l'ère Viktor Tikhonov touche à sa fin après 27 années à la tête du club. Après avoir déjà dû temporairement laisser les rênes à son fils Vassili parce qu'il était malade, c'est un des entraîneurs les plus emblématiques du hockey sur glace qui quitte son poste.

Chapitre suivant (la résurrection d'un grand club)

 

Marc Branchu

 

 

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