Montréal 1875, le match fondateur du hockey sur glace

 

Que s'est-il passé le 3 mars 1875 à Montréal ? Détaillons ce qui est souvent considéré comme le premier match "organisé" de hockey sur glace (voir l'article sur les origines du hockey pour le resituer dans l'histoire de ce sport de l'Angleterre au Canada)

« Un match de hockey sera joué ce soir à la patinoire Victoria entre deux équipes de neuf joueurs choisis parmi les membres. L’amusement y est attendu car certains des joueurs sont connus pour être des experts de ce jeu. Des spectateurs qui ont l’intention de s’y rendre ont exprimé quelques craintes car des accidents pourraient avoir lieu si la balle volait trop haut. Pour éviter ceci, le match sera disputé avec un bloc de bois circulaire et aplati. Ainsi, cela prévient tout danger que celui-ci ne quitte la surface de la glace. »

Voici mon interprétation de l’article qui parut dans la Montreal Gazette, le 3 mars 1875. Contrairement aux parties informelles de « hockey sur la glace » qui s’étaient déroulées auparavant, l'article précise à l'avance que des spectateurs ont l’intention d’y assister. Autres faits non négligeables : il est annoncé dans la presse et, pour la première fois, une partie de hockey va se tenir dans une patinoire couverte et non pas sur une surface gelée au grand air, comme se déroulaient d’habitude les parties improvisées à l’extérieur.

Victoria Skating Rink

Vous pouvez également remarquer que le nombre de joueurs par équipe est déterminé et que des dispositions furent prévues pour éviter tout accident. En effet, il n’y avait pas de balustrades à l’époque pour entourer la piste. Les bords, où vont se tenir les spectateurs, étaient juste surélevés d'une vingtaine de centimètres environ. Par ailleurs, les joueurs passent pour être des experts. Cela signifie donc qu’ils pratiquent ce jeu depuis déjà un petit moment et que ce sont de bons patineurs.

Le match aurait attiré une quarantaine de spectateurs, d'après Carl Giden et Patrick Houda. Je vous propose une nouvelle interprétation de ce qui fut le premier compte-rendu publié au monde d’une partie de hockey paru dans le Montreal Gazette le lendemain du 3 mars :

« À la patinoire, hier soir, une très large audience s’était réunie pour être témoin d’une nouvelle forme de jeu sur glace. Le jeu de hockey qui est en vogue en Nouvelle-Angleterre et en d’autres endroits des États-Unis n’est pas très connu ici. En conséquence, la partie d’hier soir a été suivie avec un grand intérêt. Le hockey est joué habituellement avec une balle, mais hier, pour qu’aucun accident n’arrive, un bloc en bois aplati a été utilisé. Ainsi, il a glissé sur la glace sans s’élever et cela a évité tout désagrément dans le public. Dans un sens, ce jeu est pareil au lacrosse : le bloc doit passer entre deux poteaux de buts distants de huit pieds [environ 2,40 mètres], mais il emprunte aussi des idées au bon vieux jeu qu’est le shinty. Les joueurs hier soir étaient dix-huit en tout, séparés en deux équipes de neuf dont voici la composition :
• James Creighton (capitaine), Henry Joseph, Robert Esdalle, Frederick Henshaw, Chapman, Robert Powell, Edward Clouston, Lorne Campbell & son frère George
• Charles Torrance (capitaine), F.H. Potter, Edwin Gough, William Barnston, George Gardner, Griffin, Frank Jarvis, Whiting & Daniel Meagher
[Notons que ce dernier verra l’un de ses frères introduire le hockey en France]

Le match fut une affaire intéressante et très contestée. Les efforts des joueurs ont provoqué beaucoup de gaieté lorsqu’il faisaient volte-face et tentaient d’esquiver les contacts. Malgré le jeu brillant de l’équipe du capitaine Torrance, c’est l’équipe du capitaine Creighton qui a remporté la partie en gagnant deux jeux à un [deux buts à un]. Le match s’est arrêté à neuf heures et demie et les spectateurs ont semblé très satisfaits de leur divertissement du soir. »

Nous pouvons remarquer qu’au début de son article le reporter fait référence au hockey joué sur la côte est américaine. Il s’agit en fait du ice polo qui n’est que l’adaptation glacée du roller polo qui se disputait l’été dans une salle avec des patins à roulettes. Bizarrement, il ne fait aucune allusion au jeu pratiqué en Nouvelle-Écosse…

Dans ce papier, il est également fait référence à d’autres sports, tels que le lacrosse ou le shinty. Bien que les contacts soient autorisés au lacrosse, il serait bien possible que le football-rugby ait aussi son mot à dire car la passe en avant y était aussi interdite. En effet, signalons que James Creighton (l’un des capitaines de ce soir-là) pratiquait ce jeu, comme nous allons le voir plus loin. Les deux équipes qui se rencontrèrent ici semblent donc être une formation issue du Montréal FC et un team d’habitués de la Victoria skating rink (celle ayant pour capitaine Charles Torrance, dont le père James a été un des membres du comité de direction pour la construction de cette patinoire en 1862).

article du Daily Witness

Nous pourrions en rester là mais je vous propose une autre interprétation d'un article du Montréal Daily Witness imprimé lui aussi le 4 mars 1875 :

« Hier soir un match de hockey s'est joué à la Victoria Skating Rink entre deux équipes de neuf joueurs [compositions détaillées identiques à l'article de la Gazette hormis l'ordre des joueurs]

Le jeu est habituellement pratiqué avec une large balle en caoutchouc. Chaque équipe s'active pour l'envoyer à travers les buts de l'autre camp. Afin d'épargner les nerfs et les têtes des spectateurs, hier soir, un bloc de bois aplati a été utilisé à la place d'une balle. Cela glissa entre les joueurs avec une grande vélocité. Il en résulta que la team Creighton gagna deux jeux à un sur la team Torrance.

Du fait que quelques garçons patinaient non loin du match, un malencontreux désagrément se produisit. Un petit garçon a été atteint à la tête et l'homme qui fit ça fut ensuite été appelé à rendre des comptes. Une échauffourée démarra dans laquelle un banc fut brisé et d'autres dommages causés. Le calme revenu, l'intention était de reprendre la partie mais cette désagréable affaire coupa à certains l'envie de continuer. »

Voici donc un autre son de cloche où l'on voit que la glace n'était pas seulement occupée par les joueurs mais que d'autres personnes patinaient sans trop se soucier de ce qui se passait sur le glaçon. Premier match, premier brassage : le hockey est vraiment lancé ! Sans rire, il ne semble pas que le jeune garçon ait été si sérieusement blessé que cela (coup de crosse involontaire ? Choc et chute avec un joueur lors d'un changement de direction ?). En tout cas, nous pouvons ainsi constater que les articles ne se terminent pas vraiment sur le même ton...

Précisons encore que si l'intention était de reprendre la partie pour certains, c'est parce qu'au lacrosse, le vainqueur d'un match était le premier qui marquait trois fois, sans se préoccuper de la longueur de la partie. Ainsi les matchs entre deux équipes déséquilibrées pouvaient durer moins de dix minutes, le temps de faire le 3-0 nécessaire. Tandis qu'entre deux équipes d'égale valeur, un 3-2 disputé pouvait durer bien plus d'une heure.

Avant de continuer, je vous ai brièvement parlé d’un personnage qui fut l’un des capitaines de ce match du 3 mars. Il s’agit de James George Aylwin Creighton (photo ci-dessous) que nous pouvons réellement considérer comme le Père du hockey. Voici une rapide biographie de cet important personnage de notre sport favori :

James Creighton est né en 1850 à Halifax dans la province de l'Amérique du nord britannique de Nouvelle-Écosse, un des territoires qui formera le Dominion du Canada le 1er juillet 1867. Il apprit à patiner avec son père et commença sa scolarité à la Grammar School de sa ville natale. Par la suite, il intégra l’université Dalhousie, toujours à Halifax, pour apprendre le métier d’ingénieur en travaux publics. À dix-huit ans, il en sortit diplômé. Sa vie d’homme commença par le suivi de l’élargissement et la maintenance du chemin de fer canadien dans les provinces maritimes (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick), que nous appellerons plus commodément les Maritimes. Son travail le fit ensuite quitter la côte est, et l’amena à Montréal en 1872 pour la gestion de l’aménagement du port où il était encore assistant-ingénieur. Il dut, sans doute, faire construire de nouveaux docks car le trafic de marchandises s’intensifiaient. Comme à Londres, il n’est pas impossible désormais à Montréal que des élévateurs à vapeur - les ancêtres des grues - aident les dockers à charger et décharger les contenus des bateaux. Trois ans plus tard, à 25 ans, c’est en tant qu'ingénieur en chef qu'il fut le responsable de l’agrandissement du canal Lachine.

James Creighton

Comme tout Canadien anglophone aisé qui se respecte, il continua à pratiquer le sport dans ses loisirs. C'est d'ailleurs lui qui fonda le Montréal FC (le 8 avril 1872) où il jouait au football-rugby. L’hiver venu, il entraîna ses nouveaux amis à pratiquer le patinage ainsi qu’un drôle de jeu, avec une crosse, bien connu en Nouvelle-Écosse…

D’ailleurs, avec son ami Henry Joseph, il tenta d’adapter une variante sur glace du lacrosse mais cela ne fut pas si convaincant que cela. Il se concentra alors sur le hockey et réussit à faire accepter ses camarades par le gérant du Victoria skating rink, ceci en 1874 apparemment. Et ce malgré l’interdiction de faire du sport dans la patinoire, mis à part le curling et le patinage libre qui y étaient autorisés.

Pour la partie du 3 mars 1875, dont il semble en être l’instigateur comme l’a affirmé Henry Joseph par la suite, James Creighton fit venir deux douzaines de crosses neuves d’Halifax car le hockey était quasiment inconnu à Montréal à cette époque, tels que nous l’ont confirmé les comptes-rendus des journalistes précédemment. Ces crosses, fabriquées par les amérindiens Mikmaq, avaient la particularité d’avoir une palette plate des deux côtés, contrairement aux autres crosses habituelles (hockey sur gazon, bandy, shinty) qui conservaient, elles, un côté arrondi. Cela permettait donc aux gauchers de jouer plus facilement.

Une fois les grands travaux achevés, il se fit embaucher à la Montreal Gazette. À l’automne 1877, il décida, en parallèle, de reprendre des études. Il s’inscrivit donc à la prestigieuse université McGill de Montréal pour préparer un diplôme en droit, qu’il décrocha en 1880. Il eut ensuite l’opportunité d’obtenir un poste de légiste (juriste) au Sénat et il déménagea donc pour Ottawa en 1882. Nous y recroiserons James Creighton. Et nous allons le retrouver dès à présent pour le match revanche du 16 mars 1875.

En effet, les deux équipes se retrouvèrent treize jours plus tard dans la même patinoire pour ne pas rester sur la fin de match plutôt spéciale du 3 mars dernier. Je possède à nouveau deux articles (la Gazette et le Montreal Herald) grâce à Jean-Patrice Martel (ancienprésident de la SIHR) mais ces deux comptes-rendus sont nettement moins lisibles que les deux premiers. Voici une tentative d'interprétation de la Gazette du 17 mars :

« Le match de hockey qui s'est joué hier après-midi au Victoria Skating Rink a encore été un succès. Il y eut un plus grand afflux de spectateurs qui rendit la partie plus vivante.

[l'auteur parle ensuite de l'état de la glace car il y avait une mince pellicule d'eau à la surface. Rappelons que nous sommes mi-mars désormais et que la glace artificielle n'existe pas encore au Canada. S'il fait trop chaud dans l'édifice, la glace fond... Signalons encore que le bloc de bois aplati et les joueurs qui arrivaient pour le récupérer en bord de glace ont pas mal éclaboussé les spectateurs et spectatrices qui se tenaient près du bord. Ce qui semble avoir fait rire ceux qui n'étaient pas arrosés... Tiens, tiens, ça ne vous rappelle pas un film muet mondialement connu ?]

Les noms suivants sont ceux des joueurs :
• Le neuf des footballeurs : James Creighton (capitaine), Chapman, Edward Clouston, Lorne et George Campbell, Henry Joseph, Thomas, Robert Esdalle et Frederick Henshaw
[Robert Powell n'est pas de la partie ce 16 mars]
• L'autre team : Charles Torrance (capitaine), William Barnston, Fraser, Frank Jarvis, Edwin Gough, Lander, Griffin, S. Baylis et un remplaçant dont le nom n'a pas pu être obtenu [ici, quatre changements par rapport au précédent match]

L'équipe des footballeurs a porté son uniforme rouge rayé de noir. Ce qui peut sembler étrange mais qui permit cette fois aisément de repérer les deux équipes. L'autre team se distingua par le port d'une chemise entièrement blanche. Pour autant que les apparences donnèrent une indication, les footballeurs semblaient de loin être l'équipe la plus forte. Ce fut confirmé dans le jeu, le premier but fut marqué par eux au bout de huit minutes. Le but suivant fut marqué par les blancs. Avant que la remise en jeu ne soit faite, les deux teams se remirent au travail avec une détermination évidente à être les vainqueurs. Après trois quarts d'heure de jeu, le but revint finalement en faveur des rouges. Et puis le déroulement de la partie changea complètement et les blancs marquèrent but sur but. Le score final tourna en leur faveur sur la marque de 5 buts à 2.

Le capitaine Creighton, dont on ne peut que louer le jeu individuel, fit tout ce qu'il put pour ramener ses troupes dans la partie ; mais en vain. L'équipe sembla avoir perdu en cours de route leur système de jeu organisé qui la distingua en début d'après-midi. Il en résulta une victoire bien méritée pour leurs opposants qui jouèrent excellemment bien avec une remarquable science. D'ailleurs Messieurs Barnston, Torrance, Gough et Baylis méritent des félicitations pour leur performance. Dans le team des footballeurs, Messieurs Creighton, Joseph, Clouston et les deux Campbell peuvent être cités. Malgré le succès des blancs, M. Henshaw, le gardien de but, peut aussi recevoir les honneurs car sans lui le score aurait pu être encore bien pire pour les rouge rayé de noir.

Le reporter termine son article en soulignant qu'une formation musicale joua des airs animés durant tout l'après-midi et que, avec la musique et les rires, tout le monde semble s'être bien amusé lors de ce match revanche.

L'article du Herald, quasiment illisible par endroit car très abîmé, nous indique le même déroulement de la partie. Ici, il est tout de même précisé que le jeu commença à 16 heures pour se terminer deux heures plus tard. Contrairement au match du 3 mars, un temps de jeu fut donc fixé avant le début de la partie. De même, nous avons pu constater que, pour la première fois, des uniformes différents ont été adoptés par les deux équipes afin de mieux pouvoir se repérer (sur la glace, mais aussi pour les spectateurs). Ainsi se termine ce qu'on ne peut pas encore appeler une saison de hockey mais le mouvement est lancé et personne n'a pu encore y mettre fin...

Christophe Boulven

 

 

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