Le "Miracle on ice"
En cette fraîche soirée d'hiver, ils sont des millions d'Américains, suspendus à leur poste de télévision, à prier pour un miracle. Auquel personne ne croit. Auquel tout le monde, pourtant, a envie de croire. Vietnam, Watergate, Téhéran, inflation, chômage... Des noms qui résonnent comme une angoisse incandescente au pays de l'Oncle Sam. En cette année 1980, la bannière étoilée est en berne : les revers successifs subis par le pays sur la scène internationale ont affecté la population au plus haut point, et mis à mal le patriotisme hyperbolique de la nation entière. La guerre froide entre dans une phase nouvelle, caractérisée par un regain des tensions aux quatre coins de la planète. L'ambassade américaine est prise en otage en Iran, l'Union Soviétique vient d'envahir l'Afghanistan, et les Jeux olympiques d'été de Moscou sont sur le grill.
Ce 22 février 1980, c'est ainsi tout un pays qui s'unit derrière ses boys, ces hockeyeurs encore amateurs, qui s'apprêtent à défier l'ogre soviétique sur la glace de Lake Placid. Plus qu'une banale rencontre de hockey, c'est la fierté, l'orgueil, l'honneur des États-Unis qui est en jeu dans cet affrontement au sommet. Pourtant, leurs chances de remporter cette bataille sont dérisoires, voire inexistantes. C'est pourquoi, ils espèrent tous, en secret... un miracle.
Le Goliath soviétique
Du 13 au 24 février 1980 doivent se tenir à Lake Placid, station située dans les Appalaches, les XIIIes Jeux olympiques d'hiver. Au cœur du conflit glacé, l'opposition entre les nations de l'Est et leurs hôtes américains, est attendue comme un test grandeur nature par les superpuissances, qui ambitionnent d'étendre leur supériorité idéologique sur le terrain sportif. Le tournoi de hockey sur glace, épreuve phare de la compétition, semble cependant, dès le départ, dévolu aux Soviétiques. En effet, depuis 1972 et une certaine série du siècle, plus personne outre-Atlantique n'ose remette en cause le talent et le savoir-faire de l'armada rouge, qui, telle une tornade, balaie tous ses opposants dans les diverses manifestations auxquelles elle prend part. En effet, les hommes au maillot flanqué du célèbre "CCCP" restent sur quatre titres consécutifs aux Jeux, et ont remporté quatorze des dix-sept derniers championnats du monde.
Durant la décennie 70, ils défient en outre ponctuellement des formations professionnelles, qu'ils domptent régulièrement, notamment en 1979 lorsqu'ils humilient une équipe All-Star composée des meilleurs éléments de NHL six buts à zéro. À l'issue de ce camouflet, Frank Mahovlich, ailier gauche de Montréal et toujours friand de bons mots, déclare : "Si vous les mettez au football américain, en deux ans ils seront capables de remporter le Superbowl".
Le mythique entraîneur Viktor Tikhonov possède dans ses rangs des joueurs hors du commun, des légendes vivantes comme Boris Mikhailov, Aleksandr Maltsev, Vladimir Petrov, Valeri Kharlamov, Vladislav Tretiak, et de jeunes étoiles en devenir, qui ont pour noms Vyacheslav Fetisov, Vladimir Krutov ou Sergei Makarov. Outre leurs prédispositions naturelles pour le jeu au-dessus de la moyenne, ces athlètes, dont le statut amateur n'est que fiction sournoise leur permettant de participer aux grands événements internationaux, se dévouent corps et âme à la pratique du hockey, évoluant pour la majorité dans le même club, le CSKA Moscou, et s'entraînant ensemble onze mois dans l'année. La mécanique est parfaitement huilée, et c'est une authentique "Dream Team" qui se présente à Lake Placid, avec un seul et unique objectif : l'or.
La méthode Brooks
Du côté américain, la lourde tâche de former une équipe compétitive pour ces Jeux à domicile, incombe à Herb Brooks, ancien international et coach universitaire à succès (il remporte notamment trois titres NCAA derrière le banc des Golden Gophers de Minnesota en 1974, 1976 et 1979). Il connaît parfaitement les rouages du hockey amateur, et se lance dans sa quête un an et demi avant la cérémonie d'ouverture. Pour ce faire, il organise un camp d'entraînement à Colorado Springs, regroupant près de 200 joueurs, qu'il observe scrupuleusement durant quelques jours, avant d'établir sa sélection.
Brooks est un perfectionniste absolu, qui possède une conception originale du hockey, et qui sait exactement ce qu'il peut et veut tirer de ses protégés. Il sait pertinemment que son équipe ne pourra rivaliser avec les Européens, et a fortiori les Soviétiques, sur le plan du talent et de la technique individuelle : il a pris note des leçons infligées par la machine rouge aux professionnels nord-américains les années précédentes : "Les formations All-Star ont failli car elles se sont trop reposées sur le talent de leurs individualités, et les Soviétiques retournent ce talent contre vous au travers d'un système mis en place pour améliorer leur équipe. Je souhaite accaparer ce système et les battre à leur propre jeu". L'escouade qu'il ambitionne ainsi de constituer devra être rigoureuse, solidaire, et se focaliser sur la vitesse d'exécution et le jeu en mouvement, sans se débarrasser et courir systématiquement derrière la rondelle. Il réunit un groupe de vingt joueurs, à qui il impose une discipline draconienne : il instaure des stages de préparation au cours desquels son équipe est soumise à un intense conditionnement physique, suivis d'une tournée de quatre mois en Europe et en Amérique du Nord.
Rapidement cependant, des dissensions se font jour au sein du groupe. La plupart des joueurs sont en effet issus de deux universités rivales, Minnesota et Boston, qui se retrouvent toutes les saisons en lutte pour le gain du Frozen Four. La gestion des égos est délicate, et plusieurs bagarres éclatent à l'entraînement. Brooks va alors reprendre les choses en main. Il admoneste ses protégés : "Si vous voulez régler de vieux comptes, vous êtes dans la mauvaise équipe". Et, en se faisant volontairement détester d'eux par ces méthodes martiales et une pression psychologique constante, il va devenir le vecteur unificateur de l'équipe. Les paroles du médecin en chef du Team USA vont en ce sens : "S'ils commencent à le haïr, ils arrêteront peut-être de se détester les uns les autres".
Afin d'obtenir le meilleur de ses favoris, l'entraîneur n'hésite pas à les rabaisser constamment, à jouer avec leur orgueil, à les piquer au vif. Il signale ainsi à son gardien titulaire, Jim Craig, qu'il le trouve fatigué avant l'ouverture de la compétition, et qu'il regrette de l'avoir fait trop joué, bien qu'il n'en pense mot. Il connaît en effet exactement l'état d'esprit de son cerbère, qui fonctionne à la motivation et se transcende lorsque la tension est à son paroxysme. D'autres joueurs évoqueront des relations conflictuelles entretenues avec leur coach despotique, à l'image du cadet de l'équipe Mike Ramsey, 18 ans à l'époque, qui confesse ("Il mettait la confusion dans nos têtes à chaque opportunité"), ou de Mike Eruzione ("Si Herb venait chez moi aujourd'hui, ce serait toujours inconfortable"). Toutefois, tous le respectent, et prêtent une oreille attentive à son discours. Brooks est un anti-communiste avéré, et aspire à donner à ses troupes l'envie et la force mentale nécessaires pour triompher de l'ennemi soviétique sur la glace. Il veut leur faire prendre conscience que les hommes de Tikhonov ne sont pas des dieux, mais bien des mortels, qu'il n'est pas impossible de vaincre. Il n'hésite pas ainsi à comparer Boris Mikhaïlov à Stan Laurel, de Laurel et Hardy ("Vous pouvez battre Stan Laurel, non ?"), et déclare au travers d'une des nombreuses formules métaphoriques dont lui seul a le secret, et qui seront bientôt intitulées "Brook-ismes", qu'il faut "regarder le tigre dans les yeux et lui cracher au visage".
Une véritable cohésion commence à émerger au sein du groupe, mais il en faudra bien plus. À quelques encablures du coup d'envoi du tournoi olympique, les Américains affrontent la machine de guerre soviétique, lors d'une rencontre à guichets fermés disputée au Madison Square Garden. Les boys sont étrillés sur le score sans appel de 10 à 3, dans un match au cours duquel ils ne font même pas illusion. La sanction est lourde, et ramène les plus optimistes sur terre : il y a plus d'une classe de différence entre les deux formations, et les espoirs de voir l'équipe à la bannière étoilée ramener ne serait-ce qu'une médaille de bronze de Lake Placid flirtent avec le néant...
Au cœur de l'arène olympique
Le tournoi de hockey des Jeux est prévu pour se dérouler en deux phases : les douze équipes participantes sont réparties en deux groupes, les deux leaders de chaque côté à la fin de ce premier tour se retrouvant dans une poule finale à quatre (au cours de laquelle les points obtenus contre l'autre formation qualifiée sont conservés). Les Américains se retrouvent dans le groupe bleu, et évitent l'Union Soviétique, mais vont se trouver confronter à d'autres adversaires particulièrement redoutables. La qualification pour le second tour est loin d'être acquise d'avance, et la première rencontre face à la Suède va tirer la sonnette d'alarme. Menés deux buts à un durant le troisième tiers, les boys ne doivent leur salut qu'à un sursaut du défenseur Bill Baker, qui égalise à vingt-sept secondes du coup de trompe final. Ce premier point glané dans la douleur va cependant mettre sur orbite un groupe de plus en plus uni, et déjà au pied du mur avant d'affronter la Tchécoslovaquie, autre grande école de hockey européenne. Emmenés par les frères Stastny, ils sont les candidats les plus sérieux à l'obtention de la médaille d'argent. Malheureusement pour eux, ils tombent sur une équipe américaine révoltée, et survoltée, qui leur inflige une petite correction (7-3), en offrant un récital de vitesse et de collectif (sept buteurs différents) des plus séduisants.
Les hommes à la bannière étoilée sont ainsi qualifiés pour la ronde finale. Seule ombre au tableau, ils finissent à la seconde place du groupe, les Suédois ayant également remporté tous leurs matchs, avec une meilleure différence de buts. Ils devront donc affronter lors de leur première rencontre les Soviétiques, qui ont sans surprise surclassé leurs adversaires de poule, et sont plus que jamais favoris pour la conquête du titre suprême.
Seul un miracle...
22 février, l'heure du grand défi a sonné. Dans le vestiaire américain, Herb Brooks distille les dernières consignes à ses troupes, et tente de trouver les mots justes pour les motiver, alors qu'ils sont au pied d'un Everest vertigineux. Sa plus vive inquiétude est que son équipe ait trop d'égards envers des adversaires qu'ils magnifient, et que le cauchemar du Madison ne rejaillisse dans les têtes à un moment donné. Durant la traditionnelle causerie d'avant-match, il leur déclare ainsi : "Les grands moments naissent de grandes opportunités. Et c'est ce que vous avez, ce soir [...] Ce moment est le vôtre."
Les joueurs américains entrent sur la glace plus déterminés que jamais, mais doivent faire face à une vague déferlante rouge. Les Soviétiques privent leurs adversaires de palet, et font le siège de la cage d'un Jim Craig qui apparaît rapidement être dans un bon soir. Littéralement bombardé (dix-huit tirs lors de la première période), il multiplie les sauvetages de grande classe, mais ne peut rien lorsqu'à la neuvième minute de jeu, Vladimir Krutov dévie un lancer d'Aleksei Kasatonov, ne lui laissant pas la moindre chance. Les hommes de Brooks restent cependant concentrés, défendent en bloc et font preuve d'une solidarité à toute épreuve. Sur une récupération à la bleue, Pavelich adresse une transversale millimétrée pour Buzz Schneider, qui décoche un slapshot foudroyant dans la lucarne opposée de Tretiak. La joie est malgré tout de courte durée, puisque dans la foulée, Sergei Makarov, d'un subtil revers, redonne l'avantage aux siens. La sirène annonçant la fin du premier tiers approche, et l'on se dit que les Américains ont déjà réussi un petit exploit en tenant ainsi tête à l'ogre soviétique durant vingt minutes. Moins de dix secondes à jouer, le défenseur Dave Christian envoie un dernier tir de son camp, sans danger apparent. Tretiak, faisant preuve d'une nonchalance inhabituelle, repousse de la botte, mais laisse un rebond surprenant. L'arrière-garde soviétique, léthargique sur l'action, ne voit pas Mark Johnson s'infiltrer, récupérer la rondelle, avant de tromper un Tretiak médusé. Le chronomètre affiche alors zéro seconde. Après délibération, et malgré les protestations de Tikhonov, les arbitres valident le but. Les Américains sont dès lors plus que jamais dans la partie.
Au retour des vestiaires, une immense surprise attend le public et les deux formations. Tikhonov, visiblement exaspéré par l'erreur de son cerbère, a décidé de le sanctionner, et de le remplacer. À la légende vivante Tretiak succède ainsi dans entre les poteaux soviétiques Vladimir Myshkin, gardien de talent, mais ne possédant ni l'expérience, ni l'aura de son aîné. Les rouges accélèrent néanmoins le rythme, reprennent l'avantage au bout de deux minutes par l'intermédiaire de Maltsev en supériorité numérique, et étouffe peu à peu leurs rivaux, ne leur laissant que deux petits tirs en tout et pour tout lors de cette période. Portés par un Jim Craig en état de grâce, les Américains font front, et regagnent les vestiaires avec un seul but de retard au tableau d'affichage. À l'aube d'un troisième tiers décisif qui s'annonce palpitant, le suspense reste entier.
Portés par une foule toute acquise à leur cause, les boys jettent leurs dernières forces dans la bataille. La préparation savamment concoctée par Herb Brooks, basée sur un conditionnement physique strict et méticuleux, porte ses fruits. Les joueurs américains sont désormais capables de rivaliser durant toute une rencontre avec leur homologues soviétiques sur le plan du patinage, et ils imposent en outre à ces derniers un pressing avant qui leur pose énormément de problèmes. Ils balbutient leur hockey, commencent à déjouer, et à s'impatienter. Krutov écope bientôt d'une pénalité pour crosse haute. La pression s'accentue devant la cage de Myshkin, mais la défensive tient le choc. La supériorité numérique touche à sa fin. Sur une ultime incursion dans la zone soviétique, Mark Johnson reçoit une passe de Silk au second poteau, et égalise en trouvant l'ouverture entre les jambes de Myshkin. Trois buts partout, la patinoire de Lake Placid entre en ébullition. Une minute plus tard, après une nouvelle parade décisive de Craig, le palet revient sur Schneider, qui adresse un tir lointain, stoppé facilement par Myshkin. Le forecheck orchestré par Harrington et Pavelich fait cependant perdre le contrôle de la rondelle à la défense. Elle échoit dans la palette du capitaine Mike Eruzione, qui d'un lancer balayé puissant, crucifie le portier soviétique, et plonge l'Amérique entière dans une transe indescriptible.
Les États-Unis sont pour la première fois du match en tête, et ils ne lâcheront plus cet avantage, Jim Craig enrayant les dernières tentatives d'une armée rouge désespérée. Durant les derniers instants de cette rencontre électrisante et suffocante, le commentateur d'ABC Al Michaels, lâche cette phrase, passée à la postérité : "Eleven seconds, you've got ten seconds, the countdown going on right now ! Morrow, up to Silk. Five seconds left in the game. Do you believe in miracles ? YES !" (Onze secondes, il vous reste dix secondes, le compte à rebours a commencé ! Morrow, pour Silk. Il reste cinq secondes dans le match. Croyez-vous aux miracles ? OUI !). Le coup de trompe final retentit, et c'est dans une explosion d'allégresse inénarrable que les joueurs sanctifient leur triomphe, accompagnés d'un vrombissant "USA ! USA ! USA !", entonné par le public de Lake Placid, en communion absolue avec son équipe.
Les college boys, ces universitaires amateurs, viennent ainsi de réaliser un exploit sensationnel en venant à bout de la Dream Team soviétique. Pourtant, rien n'est alors acquis quant à la médaille d'or, le système de poule finale laissant encore la possibilité à la Suède et à l'URSS de terminer en tête. Une défaite contre la Finlande, et le rêve serait brisé net... Jim Craig déclare ainsi en conférence de presse : "Si nous ne gagnons pas demain, les gens nous oublieront". Mais, portés par l'élan indicible impulsé par la victoire contre les Soviétiques, les hommes de Brooks ne faillissent pas, et malgré quelques frayeurs (ils sont notamment menés 2-1 à l'abord du dernier tiers), remportent la rencontre 4-2, et hissent la bannière étoilée sur le toit de l'olympisme, prolongeant le miracle jusqu'à son terme.
Cette médaille d'or, outre le caractère épique inspiré par l'apothéose sportive, réchauffe le cœur d'une Amérique meurtrie. La victoire de ses boys est une étincelle rédemptrice, qui lui insuffle le sentiment dont elle a le plus besoin dans les jours sombres qu'elle traverse : l'espoir...
L'impact historique du Miracle on ice
Ils l'ont fait. Réaliser l'impensable. Renverser la montagne. Plonger le pays dans une douce folie. L'exploit transcendant réalisé par la bande d'Herb Brooks soulève au travers des États-Unis une vague d'enthousiasme et de frénésie incomparable. Kevin Allen, auteur de l'ouvrage USA Hockey : a celebration of a great tradition, note : "Grâce à l'avènement de la télévision, le but d'Eruzione en 1980 déclencha une célébration nationale spontanée d'une intensité stupéfiante. Les gens pleuraient, les inconnus s'enlaçaient, et des groupes au travers du pays se rassemblèrent dans de vibrantes interprétations de God bless America et du Star-spangled banner".
Pour comprendre cette explosion de joie inouïe, difficile à évaluer par chez nous, il faut se référer au contexte : la guerre froide, les tensions croissantes avec l'Union Soviétique, les désillusions successives de l'Oncle Sam sur la scène internationale, la morosité ambiante entre ses frontières. C'est une véritable crise de confiance qui affleure au-dessus de l'Amérique à cette époque, une remise en cause de ses croyances, de ses convictions les plus profondes, de cette foi immuable en elle-même, qui lui permet de surmonter tous les obstacles. L'Amérique doute. La nation est touchée dans son âme, et le patriotisme de l'américain moyen mis à mal, chose qu'il a du mal à concevoir, et à affronter. C'est pourquoi la victoire de son équipe, composée uniquement d'amateurs, face à une formation soviétique qui cristallise tous les clichés malsains relatifs au sport communiste, dans une rencontre qui a tous les atours d'une transposition sur la glace des enjeux de la guerre froide, prend pour lui la forme d'une douceur exquise. L'espace d'un instant, le temps se fige lors d'un match de hockey sur glace, les États-Unis se réaccaparent le devant de la scène et la place qui, dans l'ordre naturel des choses, leur est dévolue : la première. Le gain de la médaille d'or est un symbole puissant, qui permet au pays d'y croire à nouveau, et qui explique a posteriori l'impact du miracle sur la société américaine.
Cette impression de renouveau insufflé par l'équipe nationale de hockey peut être corroborée par les propos de témoins de l'époque. Ainsi, E.M Smith, journaliste pour Sports Illustrated, écrit : "À un moment où les tensions internationales et les frustrations domestiques avaient altéré le traditionnel optimisme américain, les outsiders de l'équipe olympique américaine donnèrent le vertige à la nation entière. [...] Ces jeunes l'ont fait en s'appuyant sur l'ancienne éthique du travail américaine, que beaucoup croyaient disparue de la surface de la Terre". Barry Rossen, un des otages de l'ambassade américaine à Téhéran, rapporte lui ses souvenirs au New York Times : "Le match a été le moment où les Américains ont commencé à nouveau à ressentir de la fierté. Les gens cherchaient quelque chose auquel s'accrocher. Les choses allaient si mal depuis si longtemps".
Les joueurs eux aussi se remémorent l'effet qu'a occasionné leur triomphe sur leurs compatriotes. Steve Janaszak, gardien suppléant, confie ainsi : "D'un coup, vous avez cette petite lueur d'espoir, présentée à tort comme un groupe d'universitaires qui ont sauté ensemble dans une voiture pour finir à Lake Placid. Ce qui n'était pas le cas, mais beaucoup d'Américains l'ont ressenti ainsi, jouer contre les grands, méchants professionnels soviétiques. Et nous les avons battus." Un moment rare, mémorable, impérissable, qui a profondément marqué la conscience collective américaine.
Mike Eruzione, capitaine devenu héros intemporel un soir de février 1980, est sans aucun doute le mieux placé pour en parler. À l'époque, Mike, du haut de ses vingt-cinq ans, est le doyen du groupe. Joueur jugé trop frêle, trop lent, il ne possède pas les prédispositions naturelles pour le jeu et le talent de ses compères Mark Johnson, Dave Christian ou Neal Broten pour ne citer qu'eux. D'ailleurs, il ne portera jamais les couleurs d'une franchise de la NHL, et arrêtera sa carrière après les Jeux. Mais ce lancer salvateur qui conduit l'Amérique au paradis à Lake Placid va le faire entrer dans la légende, et changer son existence, à jamais. Interviewé par Sports Illustrated en 2000, il atteste : "Je dois gérer beaucoup plus, je pense, que la plupart de mes coéquipiers. Après les Jeux olympiques, ils ont eu des carrières NHL et ont été impliqués dans le milieu. Depuis vingt ans, je fais des choses à cause de ce qui m'est arrivé en 1980". Pas un jour ne se passe sans qu'il n'y ait quelqu'un pour lui rappeler ce but qui l'a fait passer à la postérité : "La première fois que vous rencontrez les gens, ils ressentent le besoin de vous dire où ils étaient. Ils disent 'laissez-moi vous raconter une histoire marrante. Vous ne devinerez jamais où je me trouvais quand vous les gars...'. Et je les ai tous écoutés, et ils étaient tous géniaux". Mike est devenu l'incarnation même du miracle, un messie tombé du ciel pour redorer le blason de son pays. Et, malgré les années qui passent, celui-ci ne l'oublie pas, et l'a érigé en sorte de dieu vivant, condition dont il ne pourra jamais se défaire, et qu'il a parfois du mal à envisager. Pour preuve, il n'a jamais trouvé la force de replonger dans ce moment, sorti de l'espace-temps, qui a littéralement bouleversé sa vie : "Peut-être devrais-je m'asseoir avec un psychologue ou un spécialiste pour le faire, mais j'ai toutes les vidéos de chaque match au bureau et je ne les ai jamais regardées".
Pour les Américains, le "Miracle on ice" représente ainsi bien plus qu'une simple victoire sportive, et est considéré aux États-Unis comme l'événement olympique majeur du vingtième siècle, ainsi que le précise E.M Smith : "Aucune autre performance olympique n'a touché le pays autant que l'équipe de hockey ne l'a fait, pas même les brillantes courses de Jesse Owens devant Adolf Hitler à Berlin en 1936". Lake Placid est une date historique marquante dans l'histoire du hockey, du sport, de la société américaine. Dave Ogrean, ancien directeur exécutif de la fédération américaine de hockey, certifie : "C'est le moment le plus extraordinaire de l'histoire de notre sport dans ce pays. Pour les personnes qui sont nées entre 1945 et 1955, elles savent où elles étaient quand John F. Kennedy a été assassiné, quand l'homme a marché sur la lune, et quand les USA ont battu l'Union Soviétique à Lake Placid". La fédération de hockey internationale elle-même, à l'occasion de son centenaire en 2008, a élu le Miracle comme l'épisode le plus marquant de son histoire (devant la série du siècle de 1972), stipulant notamment : "Il y a eu des équipes meilleures qui ont accompli de plus grandes choses au travers de périodes plus fastueuses du hockey international, mais il y a un seul match, une seule équipe, un seul moment, qui peut-être réellement appelé un miracle. Et rien ne peut surclasser un miracle. Rien". L'épisode s'est fait une place dans les livres d'Histoire, et plusieurs documentaires et films ont déjà retracé l'épopée d'Herb Brooks et ses hommes (le dernier en date étant le long-métrage Miracle, sorti sur les écrans en 2004).
À l'époque, le hockey sur glace reste une discipline relativement confidentielle aux États-Unis. Malgré le succès grandissant de la NHL, les meilleurs éléments restent les Canadiens, les Américains étant réputés maladroits et mentalement friables lors des événements importants. Peu avant Lake Placid, le légendaire technicien soviétique Anatoli Tarasov, en visite aux États-Unis, évoquait ces carences avec son ami Lou Vairo, membre de la fédération américaine : "Vous pouvez bâtir les plus grands buildings au monde. Vous pouvez faire quarante-cinq sortes de mayonnaises différentes. Vous pouvez apprendre aux dauphins à exécuter les tâches les plus complexes. Pourquoi ne pouvez-vous pas apprendre à vos joueurs à se passer le palet à plus de deux mètres ?". Les retombées d'un succès majeur d'une équipe nationale, au cours d'une grande compétition, sont bien souvent factuelles. L'intérêt grandit, des passions se dévoilent, des vocations naissent. Le triomphe des boys ne déroge pas à la règle, et va donner un nouvel élan au hockey américain. En 1980, environ 10 000 clubs étaient répertoriés. Ce chiffre est porté à près de 15 000 dix ans plus tard, et près de 30 000 en 1997, les données suivant une courbe ascendante. Les jeunes joueurs ont incontestablement été influencés par la performance de la bande à Herb Brooks, en témoignent les propos de l'ancien joueur des Washington Capitals, Steve Konowalchuk : "J'avais huit ans lorsque les États-Unis ont remporté l'or aux Jeux olympiques de 1980. Je me souviens d'avoir regardé les matchs et fêté chaque victoire. En conséquence, j'ai travaillé très dur sur mon jeu, espérant un jour faire partie de quelque chose d'aussi spécial que de gagner une médaille d'or olympique". Et c'est ainsi que le miracle a apposé une marque indélébile sur le hockey américain...
En ce qui concerne les réactions de l'autre côté du rideau de fer, peu d'études se sont intéressées au point de vue soviétique. Une des raisons majeures expliquant leur improbable défaite semble être le fait qu'ils aient largement sous-estimé leurs adversaires, confortés dans leurs certitudes par des années de succès sur les glaces du monde entier, et par l'écrasante victoire acquise aux dépens des universitaires américains juste avant l'ouverture des Jeux. Viktor Tikhonov confie ainsi à Wayne Coffey, dans l'ouvrage The boys of winter : "Peu importe ce que nous essayions, on ne pouvait enlever ce 10-3 de l'esprit des joueurs. Ils me disaient qu'il n'y aurait pas de problème. Il s'est avéré que c'est devenu un très gros problème". Malgré ce camouflet, les Soviétiques font preuve de sportivité jusqu'au bout, félicitant leurs tombeurs après la rencontre. Mark Johnson se remémore d'un "joli match" lancé par Boris Mikhaïlov, alors qu'ils attendaient tous les deux pour le contrôle antidopage.
À propos de son éviction surprise à la fin de la première période, Vladislav Tretiak raconte dans son autobiographie : "Je ne crois pas que j'aurais dû être remplacé. Myshkin était un excellent gardien, mais il n'était pas préparé pour le combat, il n'était pas assez focalisé sur les Américains". Bien des années plus tard, alors qu'ils se retrouvent coéquipiers sous le maillot des Devils du New Jersey, Mark Johnson évoque cette affaire avec Vyacheslav Fetisov, qui hoche la tête et lui répond en deux mots aux accents de l'Est : "Coach crazy" (entraîneur fou). Il affleure cependant que Tikhonov n'a pas subi les conséquences de ces choix tactiques discutables (le remplacement de Tretiak, l'obstination à s'appuyer sur ses vétérans durant le troisième tiers, le fait de ne pas sortir son gardien pour créer un avantage numérique en fin de partie). Si la Pravda occulte le fâcheux revers, il n'est pas menacé dans ses fonctions, et la machine rouge reprend sa marche en avant dès l'année suivante, en remportant les championnats du monde et la Coupe Canada. S'ensuivent deux autres titres mondiaux en 1982 et 1983, et la médaille d'or olympique en 1984 à Sarajevo. Avec du recul, l'échec de Lake Placid n'apparaît être qu'un accident de parcours dans l'histoire triomphante du hockey soviétique des années 1970-80, qui restera à jamais l'une des dynasties les plus grandioses de son temps.
Le 22 février 1980, une rencontre de hockey s'est ainsi transformée en miracle. C'était l'histoire de vingt gamins, universitaires amateurs, emmenés par un entraîneur hors du commun, qui partaient en croisade, chaussés de patins, défier et terrasser le géant soviétique sur la glace de Lake Placid. Un conte de fées tout droit sorti des livres pour enfants, qui allait redonner à tout un pays l'occasion de sourire. Une Amérique mélancolique, désenchantée, plongée dans la torpeur des temps, qui, l'espace d'un instant, convergeait avec ses boys, héros à la foi ardente et inextinguible, vers le plus beau des rêves. Celui qui devient réalité.
Alexandre Pengloan