L'émeute du Forum

 

Dans les années 50, le hockey des "Original Six" connaît son âge d'or. La NHL est une ligue prospère - pour les patrons plus que pour les joueurs à cette époque - et le spectacle proposé fait recette. Pourtant, le hockey nord-américain s'est refermé dans un jeu cloisonné dont il ne sortira qu'après 1972 et la découverte de son homologue soviétique. Mais les six uniques franchises qui composent la ligue se rencontrent à longueur d'année et peuvent ainsi tisser des rivalités extrêmement fortes, chacun ayant toujours un contentieux contre quelqu'un. La NHL se sert de cette atmosphère de violence pour attirer les foules.

Le meilleur - et le pire

Malgré le petit nombre de joueurs "élus" qu'implique le faible nombre d'équipes, il n'y a pas que des talents sur la glace. Certains ne sont là que pour leurs aptitudes à user de leurs poings et à empêcher les meilleurs joueurs adverses de s'exprimer. Maurice Richard, alors le meilleur au monde, est aussi le joueur le plus harcelé de la NHL, aussi bien verbalement - notamment par des insultes contre ses origines francophones - que physiquement. Et, souvent, il répond.

Depuis qu'il a été bousculé contre la cage lors d'un match contre les Bruins de Boston, Maurice Richard souffre le martyre à cause de son dos qui le prive de sommeil. Il est harassé, fourbu, mais a une obsession : le classement des meilleurs pointeurs. Lui, le buteur d'exception, il ne l'a paradoxalement jamais remporté - et ne le remportera jamais. Il repense ainsi sans cesse à un but tout fait à Toronto, dont il a été privé parce qu'il a été accroché au dernier moment. Certes, le fautif, Bolton, a été pénalisé, mais cela ne remplace pas le point qu'il manque à son compteur. Il a encore deux points d'avance sur son coéquipier Goeffrion, et ne peut pas se permettre de passer à côté du moindre match.

C'est dans cet état d'esprit que Maurice Richard joue ce 13 mars 1955 contre Boston. Alors qu'il entre dans la zone offensive, il est blessé au visage par la crosse de Hal Laycoe. L'arbitre siffle alors une pénalité différée et laisse le jeu se dérouler. Soudain, Maurice Richard se rend compte qu'il saigne et se rue sur son agresseur qu'il frappe plusieurs fois et à qui il poche un œil. Dans la mêlée générale, il ramasse alors une crosse. Le juge de ligne Cliff Thompson (ancien joueur des Bruins) tente alors de le maîtriser et de le désarmer, mais Maurice Richard donne un coup de poing au "gêneur" pour se libérer car Laycoe en profite pour le frapper. Finalement, ce dernier prend une pénalité majeure de cinq minutes (il écopera de dix minutes supplémentaires pour avoir jeté sa serviette pleine de sang sur l'arbitre Frank Udvari au lieu de rejoindre la prison). Quant à Maurice Richard, il est exclu du match, ce à quoi s'ajoutera une amende de cent dollars tout à fait dans le ton des sanctions minimes de l'époque - les dirigeants ayant tout intérêt à conserver la violence qui fait vendre.

Clarence Campbell entre deux feux

Mais la presse de Boston et de Toronto se déchaîne littéralement après l'incident, expliquant que Maurice Richard a dépassé les limites admissibles en frappant un arbitre. Elle rappelle qu'il a un casier déjà bien chargé et qu'il a été impliqué dans un incident similaire seulement trois mois auparavant à Toronto et met la pression sur Clarence Campbell, le président de la NHL. Un chroniqueur de Boston écrit que "s'il joue encore un match dans la saison, alors Campbell devrait être viré".

L'avis est pris au sérieux car Clarence Campbell décide alors de suspendre le coupable pour la saison. Mais l'opinion publique de Montréal est bien différente de celle de Toronto ou Boston. Elle ne s'attendait pas à cette sévérité inhabituelle. La ville est sous le choc. En entendant la nouvelle, un chauffeur de bus en oublie le feu clignotant sur un passage au niveau et on passe près de l'accident mortel. Une radio effectue un sondage auprès de ses auditeurs, et 97% d'entre eux trouvent a sanction sévère. La consultation doit même être arrêtée car le standard est saturé.

Campbell est critiqué par toute la presse montréalaise - francophone et anglophone - et même par le maire Jean Drapeau. Il subit en outre un véritable harcèlement téléphonique, bien qu'il soit sur liste rouge. Pour la communauté francophone, cette sanction alors unique dans les annales est perçue comme une injustice de plus. C'est l'occasion de hurler sa rancœur. Toutes les humiliations infligées par le pouvoir anglophone, que ce soit à l'armée ou dans les entreprises, où les francophones sont perçus comme de la main-d'œuvre bon marché et docile que la police vient mater quand les syndicats se révoltent, remontent à la surface. Maurice Richard est en effet un symbole pour les Québécois, l'homme qui leur a rendu leur fierté, l'homme qui résiste aux brimades et qui a répliqué. Au contraire, Clarence Campbell représente ce pouvoir honni : il dirige la NHL, cette institution anglophone dont le siège se situe au cœur même de Montréal.

Le 17 mars 1955, un match est programmé au Forum contre Detroit. L'unique sujet de conversation est le sort de Maurice Richard, et, plus que le sort du match, chacun attend de savoir si Campbell osera se montrer, ce qui serait perçu comme une extrême provocation. Effectivement, il fait son entrée. Avec son air pincé et snobinard, avec des jumelles d'opéra pour observer le jeu, il paraît hautain et méprisant. Detroit mène 2-0 mais le public se désintéresse de la rencontre.

Une atmosphère d'émeute

Le Forum tourne désormais autour de Campbell, impassible devant les "Va-t-en Campbell" et autres invectives à son égard. Une nuée de projectiles s'abat bientôt sur lui : fruits pourris, œufs, bouteilles vides... Dans l'attirail d'objets emmenés par la foule, il en est un qui met fin au bombardement, alors qu'un spectateur vient de gifler Campbell. Il s'agit d'une bombe lacrymogène, qu'un groupe de jeunes avait obtenu... d'un ami policier !

Dans cette enceinte confinée, la bombe lacrymogène provoque un vent de panique. Les seize mille spectateurs du Forum doivent être évacués. Ceux qui sortent retrouvent... dix mille autres personnes qui s'étaient massées devant le bâtiment pour manifester leur soutien à Maurice Richard. Entre la panique et l'excitation, l'atmosphère s'embrase, et un esprit d'émeute s'empare de la foule. Les riverains pressent le chef de la police Leggett d'user de méthodes plus violentes contre ces émeutes, mais celui-ci s'y refuse car il ne veut pas amplifier encore l'hystérie générale. C'est sans doute ce qui permettra d'éviter qu'il y ait un bilan plus lourd. Il y aura douze policiers et vingt-cinq civils blessés, aucun dans un état grave.

Au milieu de la foule immense qui parcourt la rue Sainte-Catherine, comprenant plus de dix mille personnes avec femmes et enfants, se cachent quelques centaines de vandales, dont beaucoup se laissent entraîner par le mouvement. Des voitures sont cabossées, des vitres sont brisées avec des pierres, des vitrines sont pillées. Dans la confusion, dans la griserie de l'évènement, la cause de tout cela a été depuis longtemps oubliée. Certains parmi les 150 personnes interpellées ne savaient d'ailleurs même pas qui était Maurice Richard...

Maurice Richard, qui était présent dans les tribunes, est au même moment réfugié au centre de premier secours du Forum, tout comme d'ailleurs Clarence Campbell qui est dans une pièce voisine. Maurice Richard rentre chez lui quand les abords du Forum sont plus calmes. Contre l'avis de tous, Clarence Campbell fait de même. Sans perdre une seconde son flegme, il rentre à la maison, décroche son téléphone pour ne pas être dérangé par les incessants appels d'insultes, et s'endort paisiblement à une heure du matin, alors que résonnent encore en ville les cris de "tuez Campbell".

À cette heure de la nuit, les retransmissions radio des évènements ont déjà été arrêtées sur ordre des autorités, car elles ne faisaient que drainer du monde supplémentaire sur les lieux des incidents.

Francophones sauvages et anglophones civilisés

Le lendemain, Montréal se réveille avec la gueule de bois et se demande comment on a pu en arriver à cette hystérie collective. Le quotidien anglophone de la ville, le Montreal Star, l'explique en stigmatisant "l'instabilité émotionnelle et l'indiscipline" caractéristiques des francophones. Le Toronto Star va plus loin. Pour lui, "c'est la sauvagerie qui s'attaque aux fondements du monde civilisé".

Quant au manager de Detroit, il s'en prend vertement aux journalistes : "Vous êtes responsables de ce qui vient de se passer. Vous avez fait de Richard une idole, un homme dont la suspension peut transformer des supporters de hockey en idiots criards. Maintenant, écoutez : Richard n'est pas un héros ! Il a laissé tomber son équipe, son sport, et son public. Richard me donne honte d'être lié à ce sport."

Qu'en pense le principal intéressé ? Effondré par les évènements du Forum, Maurice Richard expliquera ainsi comment il a vécu cette nuit de folie : "En rentrant chez moi, j'ai entendu parler de l'émeute. Je me sentais mal. Je me suis même dit que je devrais aller en ville et dire aux gens par mégaphone de mettre fin à ces absurdités. Mais cela n'aurait servi à rien. Ils m'auraient pris sur leurs épaules. C'est bien d'avoir des gens qui vous soutiennent, mais pas comme ils l'ont fait ce soir-là."

Quelques jours plus tard, le propriétaire d'un magasin de photographie reçoit par courrier un appareil photo d'une valeur de cent dollars, accompagné d'une petite note : "Ma conscience me tourmente sans arrêt depuis que j'ai pris ceci dans votre vitrine"...

Marc Branchu

 

 

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