Un air de jazz au Racing

 

Découvrez comment deux joueurs noirs ont été accueillis au Racing Club de Paris de l'après-guerre et traités avec les mêmes égards que les vedettes du jazz qui faisaient les beaux jours de la vie parisienne.

L'histoire du hockey sur glace retient que Willie O'Ree a été le premier joueur noir à jouer en NHL, en 1957/58 avec les Boston Bruins. Mais dix ans plus tôt, un autre homme, Herb Carnegie, aurait sans doute mérité cet honneur. Tous ceux qui avaient côtoyé "Herbie", un joueur complet qui avait toutes les qualités du parfait hockeyeur, s'accordaient à dire qu'il avait parfaitement sa place en NHL, y compris Jean Béliveau qui a été son coéquipier durant deux ans aux Québec Aces. Béliveau préfacera l'autobiographie de Carnegie en y écrivant : "C'est ma conviction que Herbie Carnegie a été exclu de la National Hockey League en raison de sa couleur de peau."

Une seule fois, à vingt-neuf ans, Herb Carnegie a été invité au camp de pré-saison des New York Rangers. Même si certains observateurs estimaient qu'il s'y était montré le meilleur, les Rangers ne lui offrirent qu'un contrat mal payé pour évoluer dans leur équipe-ferme. Il préféra donc rentrer dans la ligue senior du Québec (dont le niveau de jeu s'approchait de l'American Hockey League - AHL - juste en dessous de la NHL), où il était bien payé, reconnu, et où il pouvait avoir un métier à côté et une situation sûre. Les Toronto Maple Leafs avaient également suivi Carnegie tout au long de sa carrière, mais ne franchirent jamais le pas de lui faire la moindre offre. Et les raisons de cette réticence ne font guère de doute. Leur président Conn-Smythe aurait déclaré un jour qu'il était prêt à offrir dix mille dollars à celui qui... pourrait rendre Carnegie "blanc".

Herb Carnegie n'a jamais tenu rancune de ce dédain dont la NHL a fait preuve à son égard. Bien qu'il n'ait donné un aperçu de son talent que dans les petites patinoires de trois mille places de la ligue du Québec, il a été une vedette et, dans ses vieux jours, devenu aveugle, il a été reconnu comme un personnage éminent au-delà de son simple palmarès sportif. Après sa carrière de joueur, il a eu du succès comme golfeur ou comme investisseur financier. Surtout, il a créé une des premières écoles de hockey au monde, la Future Aces Hockey School, un programme qui mêle éducation et sport en mettant en avant les valeurs de coopération et de développement par rapport à l'attitude agressive et visant la victoire à tout prix qui prévaut souvent dans le monde du sport. Une charte et une fondation ont suivi pour promouvoir sa vision, et Carnegie a été honoré de nombreuses distinctions en tant que citoyen exemplaire.

Mais il ne faudrait pas oublier que le centre Herb Carnegie n'était pas seul, et qu'une grande partie de sa renommée sportive était due à ses deux ailiers, eux aussi noirs de peau, qui œuvraient pour lui fournir l'espace sur la glace afin qu'il s'illustre. À sa droite, Ossie Carnegie, qui n'avait pas la vitesse et la technique de son frère, mais qui luttait dans les coins et ne partait battu face à aucun défenseur. À sa gauche, Vincent "Manny" McIntyre, réputé pour chercher toujours la passe quant tout autre que lui aurait cherché à tirer, et qui alimentait donc son centre avec des services en or. Et c'est la ligne tout entière qui avait un niveau exceptionnel, digne du plus haut niveau de l'époque.

Il est donc étonnant de voir ce trio recevoir en 1947 une offre de France, un pays qui n'a qu'un très faible niveau de hockey. Mais le Racing Club de Paris bénéficie alors du mécénat de Charles Ritz, célèbre pour ses hôtels, ce qui lui permet de recruter des hockeyeurs canadiens de haut calibre. Le Racing veut le trio au complet, mais les "Black Aces" ne viendront pas à trois. Herb Carnegie est alors marié, il a des enfants, et il trouve déjà la distance entre sa famille à Toronto et son travail à Sherbrooke (500 km) difficile à gérer. En revanche, les deux célibataires, son frère Ossie et Manny McIntyre, qui demandent et obtiennent le même salaire que celui qu'ils percevaient à Sherbrooke (150 $ par semaine), partent à l'aventure.

Les deux compères ne se lancent pas seuls pour autant dans ce grand voyage. Une équipe comme le Racing voyant d'un bon œil tout renfort étranger pouvant compléter son effectif, toutes les connections amicales sont les bienvenues, et Vincent McIntyre peut ainsi amener avec lui Frank Morehouse. "Mush" connaît "Manny" depuis sa plus tendre enfance, puisqu'il est originaire comme lui de Devon, sur l'autre rive par rapport à Fredericton, grande ville du Nouveau-Brunswick, sur la côte atlantique du Canada. Il a connu McIntyre, de trois années plus jeune que lui, dans les parties de hockey hivernales sur la rivière Saint-Jean gelée, et a confié ses souvenirs à l'historien du hockey Mike Wyman : "Parfois nous jouions avec des palets en bois. Quelquefois, celui-ci pouvait avoir quatre centimètres de large d'un côté et moins de trois de l'autre. Bien sûr, ce genre de choses tendait à prendre des trajectoires courbes et nous n'atteignons pas la cage bien souvent. C'est comme ça que Manny a développé sa longue foulée. Comme c'était l'un des plus petits, c'était à lui d'aller chercher les palets. Il faisait cela sans jamais se plaindre. Manny portait toujours une petite casquette noire qui s'envolait sans arrêt. Cela arrivait bien vingt fois par match."

C'est en jouant dans le club des Timmins Ankerites que Morehouse a rencontré les frères Carnegie, nés à Toronto de parents jamaïcains. Il suggère alors au manager de l'équipe de construire une ligne avec trois joueurs noirs, et passe un coup de fil à son vieil ami Manny, alors à Truro (Nouvelle-Écosse) où il joue au baseball et au hockey, pour le convaincre de venir dans cette ville minière de l'Ontario. McIntyre est engagé, et on lui confie un job dans les mines d'or locales qui sponsorisent le club. Ses doigts sont pris dans une machine et deux d'entre eux sont partiellement amputés. Ce n'est qu'à la fin de la saison qu'il revient au jeu, avec un gant spécial, pour participer aux play-offs menant à la Coupe Allan, qui couronne le champion amateur du Canada. Les Timmins Ankerites y sont battus à Hamilton.

Après une autre saison passée à Timmins, McIntyre rejoint l'armée, et lorsqu'il est démobilisé un an plus tard, c'est l'été et il recommence à jouer au baseball du côté de Trois-Rivières. Il est même engagé comme professionnel pendant quelques semaines lors d'une tournée à Montréal de l'équipe des New York Cubans, qui évolue dans la... "Negro National League". Il existe en effet à cette époque des ligues professionnelles de baseball réservées aux noirs dans l'Amérique ségrégationniste. Cela n'existe pas en hockey, où les joueurs noirs sont beaucoup moins nombreux puisque la population canadienne, dont est issue la grande majorité des professionnels, est à cette époque très majoritairement d'origine européenne.

Ce facteur contribue aussi à la célébrité des Black Aces, immédiatement identifiables par les spectateurs. Ils sont l'attraction de la ville à Shawanigan en 1944/45, où c'est cette fois McIntyre qui appelle les Carnegie et convainc les dirigeants de reconstituer la ligne. Ensuite, ils évoluent dans la Ligue de Hockey Professionnel du Québec et y deviennent des stars. Ils constituent le meilleur trop offensif de la ligue et reçoivent parfois des ovations du public même à l'extérieur. Pourtant, ils voient une palanquée de joueurs moins bons qu'eux mais à la peau plus claire être recrutés en NHL...

Herb Carnegie est élu trois fois consécutivement meilleur joueur de la ligue, la troisième en 1947/48 où il termine meilleur marqueur, alors que ses deux ailiers ont pris la direction de la France. De leur côté, au sein du Racing, Manny McIntyre et Ossie Carnegie s'adaptent rapidement. Ils deviennent vite les chouchous d'un public particulièrement nombreux. Au match du 25 février 1948 face à une sélection britannique, on recense même 20 612 entrées payantes, record tous sports confondus pour le vieux Palais des Sports de Grenelle, surnommé par tous les Parisiens le Vel' d'Hiv. C'est également la meilleure affluence jamais enregistrée pour un match de hockey sur glace en France.

Au Canada, même s'il n'y a pas de loi ségrégationniste, les préjugés racistes restent présents, comme le montre la phrase de Conn-Smythe. Depuis Joséphine Baker, victime du racisme aux États-Unis avant de devenir une vedette à Paris dans l'entre-deux-guerres, la France a pu apparaître comme un eldorado pour quelques noirs américains. C'est encore plus vrai dans l'après-guerre, où les noirs ne sont plus obligés d'affecter des clichés colonialistes (comme du temps de La Revue Nègre de Joséphine Baker) pour être reconnus en tant qu'artistes. Le jazz est plus que jamais la grande mode du moment à Paris, où des légendes comme Louis Armstrong connaîtront leur heure de gloire. Les vedettes du jazz reçoivent toujours un accueil triomphal, mais elles ne sont pas les seules, et des Américains noirs expatriés se retrouvent invités dans les fêtes les plus branchées de la capitale.

Nos deux hockeyeurs ne sont pas en reste. Si la NHL les avait snobés, ils sont en revanche traités à Paris comme s'ils étaient des stars mondiales de leur sport. Un des souvenirs les plus inoubliables de Manny McIntyre sera ainsi d'avoir pu déjeuner - tout comme son coéquipier Ossie Carnegie - en compagnie de la grande chanteuse de jazz Lena Horne.

Le Racing club de Paris fait alors des tournées dans toute l'Europe, en Grande-Bretagne, en Suède, en Suisse ou en Tchécoslovaquie. Il dispute ainsi soixante matches internationaux cette saison-là, avec un bilan plus qu'honorable de seulement quatre défaites et deux nuls, ce qui vaut à tous ses membres de repartir au Canada avec une petite plaque en or pour sceller leurs exploits.

Au bout de six mois, en effet, il est déjà temps de rentrer. Début octobre 1947, tout le monde était arrivé par paquebot. Mais le statut de stars de la vie parisienne acquis par Ossie et Manny se traduit dans les moyens de transport utilisés pour le retour. Ils ont en effet le privilège de se voir offrir des billets d'avion pour le voyage retour (McIntyre n'aura pas toujours le droit aux mêmes égards, puisqu'après sa carrière sportive il deviendra notamment - clin d'œil du destin - porteur de bagages dans un aéroport avec une seyante casquette rouge de groom), alors que dans le même temps, "Mush", Hervé Parent, le gardien Paul Lessard et même l'entraîneur-joueur Pete Besson sont renvoyés au Canada par bateau. Et pourtant, ces joueurs-là, ce n'était vraiment pas n'importe qui !

Prenez Hervé Parent : il avait déjà eu le temps d'être apprécié du public parisien puisqu'il était arrivé dès 1946. Né à Iroquois Falls en Ontario le 26 juin 1926, il a en fait grandi à Gatineau, au Québec, où ses parents ont déménagé quand il avait un an. Apreès ses deux saisons au Racing, il part jouer en International Hockey League (IHL) et deviendra en 1950/51 le meilleur marqueur de cette ligue mineure sous les couleurs des Grand Rapids Rockets. C'est un joueur qui aime le jeu, surtout pas la bagarre. Il sait manier la rondelle même dans le trafic et en pâtit souvent en recevant les bâtons des adversaires dans le nez. Il se marie le 15 septembre 1952 avec Laurette Desforges et rentre en 1953 à Gatineau, où il travaille jusqu'à sa retraite pour la Canadian International Paper. Il quitte le hockey pour se consacrer à sa famille et voit alors naître quatre filles pour lesquelles il sera un père attentionné jusqu'à sa mort le 23 novembre 1996.

Que dire alors de Pete Besson ? Intronisé dans le Hall du Fame du hockey américain en 1978, ce solide défenseur, vice-champion du monde 1934 pour les États-Unis, a aussi marqué l'histoire de ce sport en France dans les années trente, alors qu'il avait quitté son club formateur des Springfield Bruins, dans le Massachussets, pour porter pendant cinq ans ans le maillot du Stade Français. Ses duels avec Charles Ramsay du Racing, avec intimidation mutuelle du regard, avaient animé les soirées de la première saison de hockey du Vel' d'Hiv en 1931/32. Une rivalité soigneusement mise en scène qui n'empêche donc pas Besson, l'ancienne figure du Stade, de revenir quinze ans plus tard... comme entraîneur du Racing.

Dans l'intervalle, il a disputé six matches de NHL avec les Detroit Red Wings, mais il a surtout fait carrière en AHL, une ligue dont il a participé au premier All-Star Game (3 février 1942, avec une mention d'assistance à la clé), et dont il est devenu champion en 1944 en soulevant la Calder Cup avec les Cleveland Barons. Même s'il n'a pas eu les honneurs d'un billet d'avion, Besson reviendra entraîner le Racing une seconde saison en 1948/49, et après une saison en Suisse à, Neuchâtel, il conclura sa carrière de joueur à trente-huit ans en tant que champion italien avec l'Inter de Milan en 1951 puis deviendra entraîneur national de l'Italie.

Entre-temps, l'heure de gloire du Racing s'était achevée faute d'argent. Les dirigeants n'avaient tout simplement plus les moyens de débourser de tels salaires et d'entretenir durablement une équipe aussi forte, entièrement étrangère, donc chère et inutile au développement des joueurs locaux. Il n'en restera donc que quelques souvenirs jaunis pour ces joueurs canadiens qui n'oublieront pas qu'ils auront été durant quelques mois les idoles du Paris d'après-guerre...

Marc Branchu

 

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