La création du hockey soviétique
En 1946, le hockey sur glace est officiellement introduit en Union Soviétique. Huit ans plus tard, l'URSS est championne du monde. Mais, s'il a connu un développement aussi fulgurant, c'est que le hockey russe a aussi des racines plus profondes...
Vers 1860, le hockey sur glace se pratique depuis une dizaine d'années à Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie des Tsars. On joue sur de grandes surfaces gelées avec des crosses en bois de genévrier et une balle de caoutchouc noir. Mais un jour, un noble prend une balle dans l'œil et est grièvement blessé. La pratique de ce jeu jugé dangereux est donc interdite, et il disparaît pendant plus de trente ans, pendant qu'on définit les règles de ce sport en Angleterre et au Canada.
À la fin du siècle, ce sont les clubs de football qui se remettent au hockey comme activité physique complémentaire l'hiver, et ils appliquent les règles venues des îles britanniques, c'est-à-dire celles du bandy. Créé en 1897/98, le Cercle des Amateurs de Sport, avec son capitaine anglais McCreving, joue sur la Neva gelée et sur une patinoire de 75m x 36m installée dans le jardin Youssoupov, et gagne tout à domicile face à la Suède, la Finlande et l'Allemagne. Un certain Moskovin, du CAS, introduit cette forme de hockey en Sibérie, à Blagovechtchensk à la frontière chinoise, par -25°C sur le fleuve Amour.
Le hockey russe (et scandinave) a été d'abord le fait de joueurs de football, il s'agit donc d'un jeu de passes, où la finesse prime sur la puissance, alors qu'au Canada il s'agit d'un sport physique, fondé en premier lieu sur le contact. Cette distinction culturelle persistera même lorsque les règles canadiennes traverseront l'Atlantique. Mais celles-ci tarderont à arriver en Russie, où ce que l'on appelle "hockey" est alors, à quelques minimes différences près, ce qui est connu en Scandinavie sous le nom de "bandy", un sport à onze joueurs qui se joue avec une balle et avec une crosse plus courte et incurvée de hockey sur gazon. C'est sur un simple malentendu que la Russie est admise au sein de la Ligue Internationale de Hockey sur Glace (LIHG) lors de son congrès de Berlin les 16 et 17 février 1911. Un certain M. Eckel fait affilier le Sport Klub Sokolniki de Moscou, mais le président de celui-ci n'est même pas au courant et l'inscription est annulée dès le congrès suivant, le 15 octobre à Paris.
Méfiance envers ce hockey étranger
Le premier vrai match de hockey sur glace joué en URSS a lieu en 1932 lors de la tournée d'une équipe allemande. Les Russes acceptent de jouer selon les règles de leurs visiteurs, avec un palet. Cela n'empêche pas les Allemands de perdre trois fois, 0-3 contre le club de l'armée, 0-6 et 0-8 contre une sélection moscovite. La revue Fitzkultura i Sport fait le compte-rendu de ces rencontres et donne un avis très tranché sur le nouveau sport : "Avec ces règles, le hockey apparaît purement individualiste. En raison de l'interdiction de la passe en avant, les joueurs sont forcés de garder le palet et le jeu est pauvre en combinaisons. Du point de vue technique, le jeu est également primitif. Quant à savoir s'il faut développer le hockey canadien dans notre pays, la réponse devrait être négative".
Ce "hockey canadien" capitaliste n'a donc pas bonne presse, par rapport au "hockey russe" qui exalte les vertus collectivistes. Néanmoins, certains articles lui sont plus favorables, et lui reconnaissent un avantage majeur, la petite taille du terrain, qui permet d'utiliser n'importe quelle surface gelée, alors que le bandy nécessite une glace des dimensions d'un terrain de football. Il se développe donc à titre expérimental.
À l'hiver 1938, une surface de glace aux dimensions canadiennes est aménagée dans un coin du stade du Dynamo, et l'on s'y entraîne. En 1939, le hockey sur glace est intégré au programme de l'Institut de Culture Physique de Moscou. Mais le principal problème est la fabrication d'un équipement adapté, et c'est ce qui a fait échouer les tentatives d'introduction antérieures faute d'expérience dans le domaine. On le fait finalement venir des pays baltes - indépendants dans l'entre-deux-guerres et où le hockey sur glace s'est déjà développé - notamment de Lituanie.
Un "oukase" hockey
Après la Seconde Guerre mondiale, le sport acquiert une nouvelle fonction. Les athlètes doivent prouver la primauté du système soviétique dans les compétitions internationales. Or celles-ci, avant tout les Jeux Olympiques, se jouent avec les règles canadiennes. Par conséquent, les scrupules tombent bien vite. Pour pouvoir hisser haut le drapeau rouge, il faut apprendre le jeu canadien, dit "hockey avec le palet", par opposition au jeu russe appelé "hockey avec la balle".
En 1946, le hockey sur glace russe naît donc soudainement par décret officiel, ou presque. On traduit les règles canadiennes et on les met en application.
Les joueurs existent, il suffit simplement de les inviter à changer de sport. Tous ne seront pas convaincus. Certains préfèreront continuer à pratiquer le "hockey avec la balle", jeu plus collectif qui continuera toujours à exister et à être populaire, mais qui aura moins de moyens et n'aura pas de portée internationale. Pour ceux qui décident de franchir le pas, rien n'est simple. Les Lituaniens et les Lettons, désormais annexés à l'Union Soviétique, sont les seuls à connaître le hockey "occidental". Les autres tâtonnent avec cette crosse plus longue, et ils doivent faire avec un équipement obsolète. Ils portent des casques de cycliste, voire de boxeur pour le Spartak. Ils n'ont pas les lames incurvées des patins canadiens avec lesquels il est plus facile de virer. Pendant des décennies, les patins d'importation seront le cadeau le plus prisé des hockeyeurs russes.
Le système très organisé de l'Union Soviétique permet de vite organiser une première compétition. Depuis 1923, le sport russe s'articule autour de deux piliers, le club de l'armée, organisation monumentale et très puissante grâce aux deux années de service militaire que doit chaque citoyen, et le Dynamo, le club du ministère de l'intérieur, au sein duquel les joueurs peuvent avoir le statut d'officier de la milice (ce qui fait que les Nord-Américains considèreront souvent avec méfiance et haine les joueurs soviétiques présentés comme des agents du KGB). Entre-temps, on a aussi créé le Spartak, club du syndicat des travailleurs de l'éducation, de la santé et de la culture. Il suffit de mobiliser ces organisations, qui fournissent la quasi-totalité des clubs du premier championnat.
Reste à jauger le niveau atteint face à une opposition étrangère. En février 1948, on fait ainsi venir le LTC Prague, considéré comme le meilleur club d'Europe. On lui oppose une sélection moscovite dirigée par Arkadi Chernishev, l'entraîneur du Dynamo. Déjà, les lignes sont formées par club d'origine, un principe qui fera le succès du hockey soviétique. Il y a un trio d'attaquants du Spartak (Novikov, Zigmund et Yuri Tarasov), un trio du CDKA (Babych, Bobrov et Anatoli Tarasov), les défenseurs Bocharnikov (Dynamo), Seglin et Sokolov (Spartak), et le gardien letton Harry Mellups. Avant les rencontres officielles, on fait disputer des sessions à huis clos, car les dirigeants russes veulent vérifier que leurs représentants ne seront pas ridicules. Pas de danger. Devant 30 000 spectateurs dans le stade du Dynamo, la sélection moscovite l'emporte même d'un but sur l'ensemble de la série (6-3, 3-5 et 2-2), à l'étonnement général. Cela ne fait qu'un peu plus d'un an que les Russes se sont mis au hockey sur glace. Le LTC Prague existe depuis quarante-cinq ans.
Des délégations de tous les clubs sont venues voir comment jouaient les Tchèques et prennent des tas de notes. Ils découvrent par exemple comment les défenseurs font usage de leurs corps. Tout est nouveau, le patinage, la technique, la tactique, l'équipement. Un monde s'ouvre. Le contact des Tchèques est très bénéfique, et leur apport inestimable. Compte tenu de tout ce qu'il reste à apprendre, ne serait-il pas alors possible d'inviter des entraîneurs canadiens ?
La troisième voie soviétique
Non ! "L'original est toujours meilleur que la copie", c'est l'une des maximes d'un homme qui en était friand, Anatoli Tarasov, entraîneur-joueur du CDKA (le club militaire, futur CSKA Moscou). Il refusera les conseils des dirigeants de NHL qui lui conseilleront à la fin des années cinquante de prendre des entraîneurs canadiens, comme l'avaient fait tous les autres pays européens. Tarasov ne veut pas imiter ce qui se fait outre-Atlantique, il veut que le hockey russe invente son propre style. L'avenir lui donnera raison. La différenciation est la seule façon de battre à leur propre jeu les Canadiens, alors que ceux-ci ont plus d'un demi-siècle d'avance et qu'ils ont profusion de glaces artificielles. En URSS, il y en a zéro.
Ce sont paradoxalement ces conditions d'entraînement moins favorables qui conduiront les Soviétiques à faire preuve de ressource et à s'entraîner plus et mieux que les Canadiens. Pour reprendre contact le plus tôt possible avec la glace, avant même que le thermomètre descende sous zéro à Moscou, Anatoli Tarasov emmène son CSKA en Sibérie, pour un stage de trois semaines à Novosibirsk. Et au printemps, quand la glace commence à fondre, Tarasov fait faire à ses joueurs des entraînements de nuit, quand la température est plus basse et la glace praticable, sous les pins au pied des collines de Lénine.
Comme il n'y a pas de glace en dehors des mois d'hiver, Anatoli Tarasov fait pratiquer à ses joueurs des sports de plein air (athlétisme, football). Cela se fait tout seul dans les premiers temps, car les premières vedettes comme Vsevolod Bobrov pratiquent le football l'été et le hockey l'hiver, comme les Suédois. Mais quand le sport évoluera au point de rendre impossible le cumul, les parties de foot feront encore partie des habitudes du CSKA. Cette préparation estivale, ce "hors-glace" mis en place par Tarasov, fera école. Ce n'est qu'un premier pas vers le système de "basa", véritable camp retranché où les hockeyeurs vivront à longueur d'année afin de ne penser qu'au hockey et de ne pas se distraire de leur unique objectif, la victoire.
Un tyran mélodique
Le CSKA, le club de l'armée entraîné par Anatoli Tarasov, prend ainsi ses quartiers dans la base d'Arkhangelskoïe, à trente kilomètres de Moscou, où les joueurs mènent une vie recluse, sans leurs familles, et bien sûr sans alcool, le principal ennemi du hockeyeur soviétique lorsque la discipline fait défaut. Seul contact avec l'extérieur, un téléphone, et la queue pour y accéder. Le matin, lever 7h, jogging, puis musculation, une heure par jour. Tout le monde se plie à lever de la fonte, pour ne pas paraître plus faible que les autres. Il n'y a pas de patinoire à Arkhangelskoïe, on se déplace jusqu'à Moscou pour une séance de glace le matin, puis une autre l'après-midi, pour un total quotidien de 3h30, et cela six jours sur sept. Le septième jour, on n'est autorisé à voir sa famille que si l'on a bien travaillé. La seule autre occasion de voir ses proches, c'est avant ou après les matches. Le système intensif décrit ici est celui des militaires du CSKA. Par comparaison, la bride est un petit peu moins serrée au Dynamo, sensiblement plus détendue au Spartak, et carrément plus relâchée en province.
Avec ses conditions d'entraînement qui tiennent plus de l'industrie lourde que de l'école d'art, ce système a paradoxalement produit des artistes de la trempe de Valeri Kharlamov, le Picasso de la glace (sa mère était espagnole et s'était réfugiée en URSS dans les années trente après la guerre civile). C'est qu'Anatoli Tarasov mettait aussi en avant la beauté du jeu, ce qu'il appelait la "musicalité". Il cherchait à atteindre une harmonie. La sueur n'était pas une fin en soi, mais un moyen d'atteindre la perfection du geste, par la répétition inlassable, à la manière d'un musicien dont l'instrument serait la crosse. Pour arriver à l'excellence, il faut accepter le dévouement total à son art, le travail sans jamais rechigner, et des méthodes qui peuvent briser psychologiquement.
Tarasov ne se contente pas des entraînements intensifs. La qualité comptant tout autant que la quantité, il théorise aussi le jeu, comme personne d'autre au monde à cette époque. Mais il le fait par lui-même, en autodidacte, sans se référer à des lectures. Il analyse tout, rien ne lui échappe. Il compte le pourcentage d'entrées de zone réussies, le pourcentage de palets perdus sur des contre-attaques menées par les défenseurs, etc. On pourrait croire que cette manie des chiffres est un signe de radinerie, qu'elle conduit à préconiser un jeu frileux fondé sur une prudence de comptable. C'est tout le contraire. Toutes les innovations tactiques de Tarasov, toutes les idées nouvelles qu'il met en place, ne servent qu'une seule cause, celle de l'attaque. Cela ne signifie en aucune façon qu'il privilégie la manière au résultat - il était au contraire partie prenante d'un système qui érigeait la culture de la victoire en raison d'état - mais simplement qu'il considère l'un et l'autre comme indissociables. Il pense en effet qu'on ne peut pas gagner un match en jouant défensivement, sinon en ayant de la chance. Après lui, des générations d'entraîneurs enseigneront au contraire à attendre cette chance, voire à la provoquer, au détriment du spectacle. Par rapport à l'harmonie musicale tarasovienne, cela s'apparente plus à un bruit blanc...
Le bond en avant
Pendant que Tarasov publie son premier ouvrage théorique et commence à jeter les bases de ce qui sera le hockey soviétique, les dirigeants attendent le moment propice pour faire leur entrée internationale, les confrontations amicales ayant montré qu'ils avaient largement le niveau. L'URSS adhère à la fédération internationale en 1952, après que sa première demande a été rejetée pour cause d'exigences excessives. Elle avait en effet voulu poser ses conditions, parmi lesquelles l'adoption du russe comme langue officielle de la fédération !
En 1953, les dirigeants soviétiques prennent peur et préfèrent repousser l'entrée en lice de leur équipe en raison de la blessure de la star Vsevolod Bobrov, au grand dépit de Tarasov, qui estime que le collectif importe plus que n'importe quelle individualité. La divergence de vues devient de plus évidente, Les dirigeants de la fédération rendent visite à l'équipe nationale en tournée à Bratislava à l'automne 1953 et découvrent des hockeyeurs exténués par les trois entraînements quotidiens au point qu'ils dorment tout habillés dans leurs lits. Parce que l'on craint que ses joueurs soient sur les rotules à cause de ses méthodes dictatoriales qui ne connaissent pas la demi-mesure, Anatoli Tarasov est mis au placard à quelques mois de l'échéance. Le directoire du comité des sports le pense incapable d'unir moralement l'équipe. Il n'aura pas les honneurs de la première participation aux championnats du monde. Arkadi Chernyshev, un homme plus calme et plus pragmatique, l'a remplacé.
C'est lui qui conduit l'URSS à la médaille d'or pour son entrée tant attendue dans le tournoi mondial, en 1954. Les Soviétiques ne s'attendent pas forcément à y battre les Canadiens, et en les voyant jouer, ils restent même en admiration devant la force de leurs tirs ainsi que devant leurs mises en échec, auxquelles ils ne sont pas habitués. Mais le jour venu, les Russes patinent tellement mieux et font tellement tourner le palet avec leur utilisation de la passe-abandon, si contraire à la philosophie nord-américaine toujours dirigée vers l'avant, que les charges contre la bande des Canadiens ne leur permettent pas d'éviter la déroute. Le "tic-tac-toe", cette expression qui évoque le bruit que fait le palet en arrivant directement dans la palette par des combinaisons rapides et précises, est un terme que les Canadiens emploieront en tant d'occasions pour décrire le jeu collectif russe.
À l'époque de ce premier titre, le système de Tarasov en est encore à l'état embryonnaire. Mais les victoires renforcent l'intérêt pour le hockey sur glace qui progresse à pas de géant. Il existe des écoles de sport dans tout le pays, où les enfants peuvent pratiquer la discipline qu'ils ont choisi avant et après les cours. Le hockey sur glace y est de plus en plus répandu. Les schémas tactiques et les idées d'Anatoli Tarasov commencent à être adoptés par toute une génération d'entraîneurs nourrie par la pensée du maître. Le système est de plus en plus éprouvé, de plus en plus perfectionné.
Le pouvoir horizontal
Dans le même temps, la NHL, auto-référente, se complaît dans son jeu stéréotypé, avec ses ailiers coincés dans leur couloir, avec ses palets balancés au fond. Il existe bien quelques voix discordantes qui critiquent les a priori du jeu canadien et font des propositions nouvelles, mais elles sont prises de haut par la NHL. Puisque les professionnels de la ligue sont les meilleurs joueurs au monde - et ceci même si aucune comparaison directe n'est organisée pour justifier cette supériorité - il n'y a aucune raison de remettre en cause son mode de fonctionnement. Au Canada, on s'agace que l'URSS puisse se proclamer championne du monde, car elle ne l'est que chez les amateurs. Or, il y a un gouffre entre ceux-ci et les pros. Un gouffre supposé, en tout cas, qu'il faudra moins de vingt ans pour combler...
Car l'Union Soviétique développe un jeu radicalement différent, un hockey "horizontal", où les joueurs permutent pour mieux donner le tournis aux défenses, par opposition au hockey "vertical" pratiqué au Canada, où chacun reste figé dans sa position et ne se déplace que d'avant en arrière, avec des degrés de liberté réduits comme un personnage de hockey sur table. Anatoli Tarasov prône un jeu de possession. Au lieu d'envoyer le palet en zone adverse et de partir à sa poursuite, on en garde toujours le contrôle et on progresse par des passes, toujours destinées à un joueur en mouvement. C'est un ballet perpétuel.
La cohésion est la qualité principale que recherchent les entraîneurs russes, et, à défaut d'alchimie instinctive, elle s'obtient indéfectiblement par le travail commun. On cultive la notion de "cinq", de bloc où les joueurs sont comme les cinq doigts de la main et suivent une progression collective. Tous les joueurs d'une même ligne doivent avoir des qualités semblables, ils doivent jouer au même rythme et donc patiner à des vitesses comparables, y compris les défenseurs. Rien de tout cela au Canada où les arrières sont bien plus lents que leurs homologues soviétiques, car leur rôle est essentiellement physique. En Amérique du nord, on a inventé le concept de "role players", de joueurs qui ont une tâche spécifique à accomplir sur la glace. Ceux-ci n'existent absolument pas en Russie, où l'on s'appuie sur des "cinq" en club comme en équipe nationale.
Le courage de ne pas se battre
Mais la plus grande différence d'appréciation d'un continent à l'autre, c'est le jugement porté sur l'aspect physique, voire violent, du hockey sur glace. Face à ceux qui veulent forcer les Russes à se mettre au niveau de la rugosité canadienne, Anatoli Tarasov répond qu'il ne cherche pas à apprendre à donner des mises en échec, mais à apprendre à les éviter. Les sanctions appliquées sont bien plus sévères dans le championnat soviétique, un gardien a ainsi été suspendu à vie pour avoir donné un coup de crosse au niveau de la tête d'un adversaire, là où la moindre sanction même minime déclenche l'ire des supporters concernés en Amérique du nord (cf émeute du Forum).
Un jour de match contre Gorki, Tarasov exclura lui-même son joueur Nikolaï Podkopaïev parce qu'il était trop rugueux. Le lendemain, il lui fera un sermon pour lui expliquer que le jeu dur est une preuve de lâcheté qui pénalise toute l'équipe pendant qu'il est en prison. Car, c'est une autre maxime tarasovienne, "le courage, c'est la capacité à rester en dehors des bagarres". Une affirmation qui a de quoi choquer les Nord-Américains, pour qui la bravoure d'un hockeyeur se mesure plutôt au nombre de dents perdues. Là où les uns font de la maîtrise de ses nerfs une vertu cardinale, les autres encouragent le recours à la brutalité et la loi du talion, et raillent ceux qui s'y refusent. Deux visions irréconciliables.
Ces deux conceptions antinomiques ne peuvent pas s'ignorer tout à fait. En novembre 1957, une sélection soviétique - sorte d'équipe A' - part en tournée en Ontario, où elle affronte les meilleurs clubs amateurs. C'est la première fois qu'une équipe russe arrive sur le sol canadien, et les observateurs nord-américains ne manquent évidemment pas l'occasion de les voir à l'œuvre. Leur vitesse individuelle de patinage n'échappe à personne.
Mais les Russes profitent eux aussi de cette tournée pour assouvir leur curiosité. On leur a tellement parlé de la NHL, et ils ont maintenant l'occasion de voir un match de cette fameuse ligue, en l'occurrence une rencontre entre Toronto et Chicago. Outre le fait que certains joueurs auraient été renvoyés aux vestiaires avant la fin s'ils avaient fait en Russie certains gestes "banals" sur les patinoires nord-américaines, les Soviétiques notent que l'intensité de jeu est encore supérieure à celle qu'ils connaissent.
Les confrontations avec les équipes canadiennes leur apprendront peu à peu les secteurs du jeu où le Canada les domine : les mises au jeu, dont l'importance n'avait pas encore été comprise en URSS où on ne les avait pas encore travaillées, le jeu en infériorité et en supériorité, ou encore la qualité des gardiens. À l'exclusion peut-être de ce dernier point, et encore Tretiak a-t-il surtout été l'exception qui confirme la règle, les Russes ne rattraperont jamais les Canadiens, culturellement plus forts dans tous ces domaines.
Le rôle prépondérant de l'entraîneur
Mais Anatoli Tarasov est frappé par un autre choc culturel. Il est estomaqué d'apprendre qu'au Canada, les entraîneurs sont moins payés que les joueurs professionnels. Dans la tradition du hockey russe, l'entraîneur est l'homme le plus important de l'équipe, c'est pour cela que des noms comme Tarasov, Chernishev, Tikhonov ou Epstein rentreront dans la légende. En Amérique du nord, ce sont les joueurs qui sont mis en avant, starifiés, pour mieux vendre le jeu. Les "coaches" de NHL n'ont à cette époque qu'une influence minime sur le jeu. Ce ne sont pas les meilleurs entraîneurs, ils n'ont pas vraiment de système et n'ont pas la fibre de l'enseignement. Ce sont plutôt des gestionnaires d'effectif, chargés de tirer le meilleur parti des joueurs mis à disposition. La plupart des joueurs considèrent qu'ils n'ont rien à en apprendre. Ils ont parfois eu de vrais éducateurs dans les équipes de jeunes, mais plus au niveau professionnel. Au contraire, tous les joueurs soviétiques savent ce qu'ils doivent aux entraîneurs qui les ont formés, et leur vouent un grand respect, considérant la discipline très stricte comme un mal nécessaire compte tenu de la mentalité russe.
Il faut dire qu'un entraîneur russe suit souvent une même génération pendant plusieurs années, il n'est pas responsable d'une classe d'âge. Il peut ainsi accompagner les progrès de ses protégés, et son rôle d'enseignant est réellement mis en valeur. Il s'attache à ce que chaque joueur maîtrise tous les fondamentaux techniques et tous les paramètres du jeu, à ce que chacun soit prêt à prendre sa place dans un collectif.
Le système canadien est plus individualiste et met l'accent sur les qualités personnelles des joueurs. Il encourage les adolescents les plus forts, favorisant les gabarits les plus gros et les meilleurs en un contre un. C'est de l'émulation pure, de la concurrence bête et méchante, pas vraiment un système pensé et structuré. Cela fonctionne en raison du très grand nombre de joueurs dans le pays, une base au sein de laquelle il s'en trouvera forcément pour se démarquer par simple tamisage. Le principal but du principe de franchises et des équipes-fermes est de disposer d'un réservoir de joueurs et de pouvoir effectuer une sélection permanente pour prendre les meilleurs. En Amérique du nord, on ne s'occupe pas du développement du joueur, mais de son aguerrissement, en le mettant au contact du haut niveau et en voyant s'il peut soutenir la comparaison. Et si les franchises de NHL ont à cette époque leurs propres équipes de jeunes, c'est principalement pour s'assurer les droits des joueurs très tôt. Ce n'est pas de la formation, c'est plutôt du filtrage.
C'est pour toutes ses raisons que le hockey nord-américain, replié sur lui-même, stagne dangereusement, pendant que les Soviétiques progressent à toute allure. À la fin des années soixante, ils ont constitué une équipe nationale de très haut niveau, qui n'a plus de rivale chez les amateurs et qui est prête à affronter une sélection de professionnels. Cela viendra finalement en 1972, pour la série du siècle, où le Canada découvrira avec émoi qu'il n'est plus seul au monde. Mais le système soviétique aura toujours ses défauts inhérents. D'une part, il bride les joueurs les plus individualistes obligés de se fondre dans le collectif. D'autre part, les joueurs jouent à un tempo conditionné par leur entraînement, et cela suffit certes à étouffer la plupart des adversaires et à obtenir le plus souvent des succès écrasants, mais si jamais un match est plus serré, ils sont incapables d'élever le rythme dans les moments décisifs et ne savent pas gérer ce que les Nord-Américains appellent le "money time".
Marc Branchu