Jaromír Jágr
Phénomène génétique entretenu dès son enfance et jusqu'à un âge avancé par une préparation physique personnelle soutenue, Jaromír Jágr a marqué le hockey sur glace par sa puissance physique, qui le rendait très difficile à arrêter même à travers une forêt de crosses et de bras. Durer est la chose la plus difficile qui soit, et Jágr y est parvenu en estomaquant tous ses contemporains. Il a traversé les époques, les modes, les changements de style, aussi bien capillaires que tactiques. Remarquable par sa précocité au début de sa carrière, il l'a ensuite été par sa longévité exceptionnelle.
Les observateurs nord-américains avaient longtemps glosé sur la place qu'il aurait pu obtenir dans les cumuls statistiques sans son choix de tourner le dos à la NHL pour partir en Russie. Il a finalement été le deuxième marqueur de l'histoire de la ligue nord-américaine en dépit de ses quatre années en Sibérie. Attaché à sa réussite individuelle, il aura finalement aussi gagné tous les titres majeurs. Le meilleur ailier droit de tous les temps est devenu une légende vivante du hockey tchèque, et une personnalité marquante du hockey sur glace.
Jaromír Jágr est l'homme de tous les paradoxes. Il fut à la fois un enfant gâté et un travailleur acharné. Il a d'abord été un capitaliste décomplexé avant de devenir un religieux fervent. Plus étonnant encore, cet individualiste forcené s'est muté en symbole de ralliement national en République tchèque. Aucun des grands joueurs de l'histoire du hockey n'a autant écumé d'équipes - et d'entraîneurs... - que lui durant sa carrière, et pourtant il a fini par boucler la boucle en revenant aider son club formateur qu'il avait racheté. Un destin décidément incomparable.
Élevé dans le souvenir du grand-père
Jaromír Jágr, le célèbre hockeyeur, est le troisième à porter ce nom après son père et son grand-père. Ce dernier a forgé la mémoire familiale par son histoire : c'était un fermier, et il fut donc à ce titre victime de la collectivisation des biens décidée par le nouveau pouvoir communiste en 1948. Les autorités confisquèrent ses champs et les trois quarts de son cheptel. Elles lui laissèrent la maison familiale de Svermov - à 3 km au nord de Kladno - avec une grange, ainsi qu'un lopin de terre dix kilomètres plus loin.
La grand-mère est celle qui a raconté la vie de son mari à son petit-fils. Sur le lopin de terre restant, le couple continue d'exploiter le fruit de son travail, de cultiver le blé et le foin, d'élever des bœufs et des poules. Le refus du grand-père de faire des heures de travail dans la nouvelle coopérative, c'est-à-dire de son point de vue de travailler pour ceux qui l'ont exproprié, lui a valu deux ans et demi de prison lors de la période de répression des premières années du régime communiste. Hasard du temps, ce grand-père Jágr est mort en 1968, pendant le Printemps de Prague, en croyant donc que la Tchécoslovaquie pourrait retrouver sa liberté par le processus de réforme. Il n'a pas vu les chars soviétiques envahir la Tchécoslovaquie en août, quelques mois plus tard, et mettre fin au rêve de tout un peuple. C'est en hommage à cet ancêtre qu'il n'a jamais connu que Jaromír, né quatre ans plus tard (le 15 février 1972), décidera de porter le numéro 68.
Si le grand-père - via la transmission orale de sa grand-mère - a forgé la conscience politique du jeune Jágr, caractérisée par un anti-communisme viscéral, ses aptitudes physiques doivent beaucoup à son père, qui travaillait pour Poldi (la compagnie sidérurgique nationalisée de Kladno) à un poste administratif. Le sport, dans l'ancien bloc de l'Est, est vu comme une des rares portes d'accès à une meilleure vie. Le petit Jaromír est mis sur les patins à 3 ans et l'inscrit au club de la ville, le HC Poldi Kladno. Son père fait en sorte qu'il s'entraîne avec trois classes d'âge différentes. Non seulement cela lui fait trois plus de temps de glace, mais quand l'adolescent joue en double surclassement avec des gamins de quatre ans plus âgés, il est moins dominant et est dans la moyenne... donc il progresse. Quant à la préparation physique "à domicile", elle ne se borne pas aux travaux de la ferme pour lesquels le petit Jaromír donne un coup de main. Le paternel confectionne aussi des barres d'haltères "maison" avec l'essieu d'un vieux tracteur. Selon la légende, le futur hockeyeur faisait cent pompes par jour à l'âge de 9 ans, et un millier de flexions pour muscler ses jambes.
L'individualisme décomplexé
Ses premiers coéquipiers en équipe première écornent un peu le mythe du travailleur acharné à l'entraînement, du moins pendant la préparation estivale. Ils se souviennent d'un jeune Jágr qui se cachait dans les buissons pour échapper à l'exercice. Sur la glace, il n'hésite cependant pas à prolonger les séances jusqu'à ce que la patinoire ferme. Mais c'est en salle de musculation que tous sont impressionnés par sa puissance : il n'est pas bâti comme un adolescent et est déjà aussi fort qu'eux. Sa vitesse d'exécution est également évidente au niveau de ses mains et de ses poignets.
Jágr n'a que 16 ans et 7 mois quand il marque son premier but en équipe première... contre un certain Hasek, le meilleur gardien du championnat. Un évènement alors totalement éclipsé par le 600e match de son capitaine Milan Novy, légende locale et dernier maillon de la grande équipe de Kladno des années 70, la meilleure du pays quand Jágr était enfant. Ce jeune Jágr, qui porte alors un numéro 15 sans la moindre connotation politique, n'est qu'un débutant de quatrième ligne, remarquable principalement par sa précocité. Mais dès sa deuxième saison, il s'affirme déjà comme un joueur majeur de Kladno. La ligne Holík-Reichel-Jágr domine le championnat du monde junior face à des joueurs plus âgés d'un an (et même de deux ans dans le cas de Jaromír).
Toute la Tchécoslovaquie s'intéresse forcément à ce joueur... et le découvre, éberlué, dans une interview du magazine sportif Gól. La liberté de parole est totale depuis quelques mois, les communistes ont lâché le pouvoir à l'issue de la Révolution de Velours. Alors qu'il vient tout juste d'avoir 18 ans, le beau bébé Jaromír Jágr (il mesure déjà 188 cm et pèse 92 kg) donne une interview désarmante d'insouciance et d'égocentrisme. Des propos presque inimaginables de la part d'un jeune hockeyeur, dans n'importe quelle époque ou n'importe quel pays. "Je joue depuis que je suis tout petit. Les entraîneurs ne me disent pas ce que je dois faire sur la glace. Je joue à ma façon. Je suis mes propres conseils et ceux de mon père." Ce jeune homme qui confesse n'être nerveux qu'à l'école, pas en tchèque mais sur certaines matières professionnelles (il suit des études techniques dans le génie civil), explique n'avoir pas ressenti une grande différence en faisant la transition avec les seniors puisqu'il a toujours joué avec des joueurs plus vieux.
La NHL est alors déjà un sujet : les Hartford Whalers ont drafté Bobby Holík l'année passée (Robert Reichel a été pour sa part choisi par Calgary). Le tennisman tchèque exilé Ivan Lendl, qui est au conseil d'administration des Whalers - parce que Hartford est son lieu de résidence - a parlé au père Jágr. Une piste ? "Non, je ne rêve d'aucun club. Je préfèrerais aller aux États-Unis qu'au Canada parce que les clubs américains sont plus riches que les clubs canadiens. Je veux que mon hobby et ma profession me rapportent autant d'argent que possible. [...] Ce serait bête de rester ensuite en Amérique. Je rapporterai mon argent avec moi. Dans nos conditions de vie, elle vaudrait bien plus." Ce qu'il en fera ? "Je n'en sais rien, je n'y pense pas. Quand j'aurai autant d'argent, je n'aurai plus à m'en faire." En une page d'interview, tout est dit du jeune Jágr, qui va marquer la décennie à vivre : une personnalité individualiste à l'extrême, aimantée par l'argent et sans autre ambition.
Le rêve américain
L'Amérique lui tend logiquement les bras, mais pour l'instant, le fils évoque plutôt de rester une saison supplémentaire à Kladno. Il changera d'avis lors des championnats du monde 1990, où la Tchécoslovaquie embarque son trio junior (Holík-Reichel-Jágr) pour former une très jeune quatrième ligne. Elle bat le Canada en poule finale pour prendre la médaille de bronze. Après s'être jaugé à l'aune de superstars de NHL comme Steve Yzerman ou Paul Coffey, Jágr n'a plus de doute et sait qu'il est aussi fort. Tant pis pour le "passe ton bac d'abord" de ses parents, il ne veut plus attendre. Avec la transition démocratique, les hockeyeurs tchécoslovaques sont à portée, et Jágr est sur place pour la draft. Hartford essaie vainement d'obtenir un des premiers choix de la draft par un échange. Tout le monde s'accorde à penser que Jágr est le joueur le plus talentueux de sa classe d'âge, qui est un très bon cru. Mais il reste une incertitude sur son contrat avec Kladno, voire sur ses obligations militaires. Petr Nedved, qui a fui la Tchécoslovaquie depuis un an et demi en se déclarant réfugié politique, est choisi en numéro 2, Jágr seulement en numéro 5. Les Penguins de Pittsburgh ont vent des intentions du joueur et décroche le gros lot, négociant l'indemnité de transfert avec Kladno pendant l'été.
L'envie d'Amérique était bien ancrée chez Jágr. Outre un poster de Gretzky qu'il avait récupéré dans sa chambre, il en possédait un de Martina Navratilova, star du tennis tchécoslovaque qui avait fui le communisme pour devenir américaine. Il admirait aussi John McEnroe, un joueur excitant à voir jouer avec ses attitudes expressives (et une inspiration capillaire peut-être ?). Mais la photo qu'il a conservé le plus longtemps, c'est celle d'un homme qui n'était pas du même bord politique que Navratilova et McEnroe, le déjà ex-président américain Ronald Reagan. Il était pour Jágr, et pour beaucoup à l'est du Mur, le symbole de la lutte contre le communisme, l'homme qui s'était juré de faire tomber l'empire soviétique. Cette photo, qu'il avait placée dans son livre d'écolier et qu'on lui demandait d'enlever sans la confisquer, il la gardait dans son portefeuille à son arrivée aux États-Unis et la sortait comme outil de communication... silencieuse.
La barrière de la langue est en effet rude pour Jágr qui ne parle pas un mot d'anglais. Les Penguins lui programment huit heures de cours d'anglais quotidiens, six jours par semaine, avant que le camp d'entraînement ne commence : les professeurs se succèdent toutes les heures, ils ne parlent qu'anglais selon le principe de l'immersion totale... et Jaromír ne comprend pas un traître mot. Les Penguins ont conscience qu'il faut s'occuper de leur jeune joueur. Ils lui ont trouvé une famille d'accueil tchécoslovaque à Pittsburgh, mais celui-ci sort rarement. Dans le vestiaire, il s'assoit à l'écart, et sur la glace, il ne marque plus et déprime. Le manager Craig Patrick échange alors un centre tchécoslovaque d'expérience, Jiri Hrdina, pour lui servir de coéquipier et mentor. Il l'emmène avec lui dans les bars, avec l'accord des vigiles, même si Jágr est trop jeune pour boire de l'alcool (ce qu'il ne fait pas de toute façon).
Deux bagues pour un mulet
Jaromír revit. Et quelques mois plus tard, c'est la consécration : moins d'un an après avoir changé de continent et d'environnement, il soulève le vieux trophée du sport professionnel nord-américain. Il est le cinquième joueur le plus jeune à graver son nom sur la Coupe Stanley, à 19 ans et 3 mois. Ceux qui étaient plus jeunes que lui ont en fait joué entre 0 et 3 rencontres de play-offs, sans inscrire un seul point. Jágr a été titulaire de bout en bout des séries, en y engrangeant 13 points. Si le Tchèque n'est que sixième au vote pour le trophée Calder de meilleur rookie, il faut préciser que les joueurs qui le devancent ont de deux ans (Fedorov et Blake) à sept ans (le vainqueur Belfour) de plus que lui.
Les Penguins ont conscience qu'ils disposent d'un phénomène, mais ils ont un problème de riches : ils disposent déjà de deux ailiers droits qui finiront au Hall of Fame, Joe Mullen et Mark Recchi. Dans cet effectif encombré de stars, Jágr est frustré de temps de jeu. Il est peu aligné en avantage numérique, ne marquant que 4 de ses 32 buts dans cette situation de jeu. Il va voir son nouvel entraîneur Scotty Bowman et parle de son désir de jouer l'année suivante à San José, la franchise d'expansion qui est dernière de la ligue. Mais Recchi est échangé contre Tocchet et, au deuxième tour des play-offs contre les Rangers, Mullen se blesse au genou. Jaromír Jágr, au temps de jeu soudain accru, inscrit trois buts décisifs d'affilée, deux pour qualifier son équipe et un pour lancer la finale de conférence.
Pittsburgh ne perd plus un match ensuite. Le but de Jágr que tout le monde retiendra pendant cette série victorieuse, ce n'est pas un but gagnant, c'est le but égalisateur à cinq minutes de la fin du premier match de la finale. Parti de la bande et entouré de plusieurs joueurs, il signe un petit pont et enchaîne les feintes pour se frayer un chemin vers le but et marquer du revers. "Je ne parle pas assez bien anglais pour décrire ce but", déclarera Jágr après le match. Les images parleront à sa place, dans ce cas...
Pour la superstar de l'équipe Mario Lemieux, cela restera comme le plus beau but qu'il ait jamais vu. Les deux hommes posent ensemble avec la Coupe Stanley dans une photo qui rentrera dans la légende de la NHL. Même si le numéro 66 porte les cheveux assez longs sur la nuque, il ne peut effectivement pas rivaliser avec le "mulet" de Jágr, dont les boucles accentuaient le volume improbable. Cette coupe de cheveux improbable était alors tellement à la mode que son souvenir reste gravé dans toutes les mémoires. On ne peut évoquer la grande période des Penguins sans penser à la flamboyance capillaire de Jágr. Cette coiffure supposée féminine est alors une cibles faciles de l'indécrottable chroniqueur de la télévision canadienne Don Cherry : "C'est une décision difficile quand Yammy [Jaromir] est allongé sur la glace, on ne sait pas s'il faut envoyer son coiffeur ou son bijoutier." Le réactionnaire le plus écouté du pays lancera aussi un perfide "Voilà Mario et sa fille" lorsque passent des images de Lemieux et Jágr, un francophone et un Européen, tout ce qu'il déteste.
Cherry peut ravaler sa bile, car ce duo commence à creuser son sillon dans l'histoire du hockey. Même s'ils ne sont pas encore des partenaires attitrés (Jágr est en deuxième ligne avec Ron Francis au centre), ils commencent à incarner Pittsburgh l'un et l'autre. Certains ont remarqué que l'anagramme de "Jaromir" était "Mario jr". Un immense respect naît entre les deux hommes : Jágr considère toujours Lemieux comme une exception, un joueur d'un niveau inégalé.
En dépit de ses déclarations bravaches qui expliquaient ne rien avoir à apprendre de personne, Jágr est toujours attentif à progresser, surtout au contact de ses coéquipiers qu'il observe de près. Il suit comme modèle les programmes d'entraînement du défenseur Paul Coffey. Parmi les joueurs de Pittsburgh qui participent à ces séances supplémentaires, l'ailier Kevin Stevens, dont il apprend les méthodes et le travail des jambes pour utiliser son gabarit dans les coins et repousser les adversaires. Il y a une seule technique qu'il n'a pas envie d'apprendre, c'est le patinage arrière : un outil purement défensif, ce n'est guère pour Jágr.
L'argent pour l'argent
Le jeune Jágr est en effet un pur talent individuel, dans un sport collectif par essence. Il est absolument flamboyant sur la glace, et pas seulement par ses longs cheveux. Son jeu naturel, développé à un jeune âge, comprend beaucoup de mouvements dans sa palette. Mais s'il aimante le palet, c'est aussi par sa puissance naturelle : il est très difficile à arrêter quand il est lancé, et il peut gagner la rondelle grâce à son allonge dont il sait jouer habilement. Mais cet individualisme est parfois poussé jusqu'à la caricature. Le nouveau contrat d'Eric Lindros, devenu le deuxième joueur le mieux payé de la ligue (derrière Lemieux) avant même d'y avoir posé un patin, change la donne : Jágr ne veut pas être payé quinze fois moins, et il le fait savoir. Il tient à l'envoyé de Sports Illustrated des propos dans la droite ligne de l'interview de Gól deux ans et demi plus tôt.
La seule différence cette fois, c'est que l'adolescent tchèque qui disait ne pas avoir le temps pour les filles est devenu adulte et ajoute désormais la gent féminine à sa palette d'intérêts. Le reste du propos ne varie guère, mais la résonance est bien plus grande dans un magazine américain : "S'ils ne veulent pas me signer, ils n'ont pas besoin de moi. Je ne considère plus Pittsburgh comme mon équipe. J'adore les fans, il y a des gens super à Pittsburgh. Mais s'ils n'ont pas d'argent, qu'ils m'échangent. Je veux être échangé là où il y a des plages. J'ai deux bagues de la Coupe Stanley. Je n'ai pas besoin de plus de bagues. Juste d'argent, de plages et de filles." Le tout énoncé avec un sourire désarmant...
Le reportage de Sports Illustrated n'est publié qu'après coup, alors que Jágr est rentré bien gentiment et a fini par signer son contrat. L'effet est donc moins dévastateur, mais il colle une image d'enfant gâté. Jamais dans l'histoire du hockey un joueur n'a soulevé deux fois la Coupe Stanley avant l'âge de vingt ans : Jágr ne mesure pas encore la chance qu'il a, et ne le comprendra que bien plus tard. L'enfant né avec une cuillère de Coupe Stanley dans la bouche sera exaucé : il ne gagnera pas d'autre bague... mais aura beaucoup d'argent et de filles.
Que faire de tout cet argent ? Il ne se pose même pas la question, et c'est d'ailleurs ce qui lui plaît le plus. L'argent pour l'argent, un credo bien américain, poussé à l'extrême. Jágr n'a pourtant pas de goûts de luxe : il fait certes une collection d'amendes pour excès de vitesse depuis son arrivée en NHL... mais il avoue ne pas aimer conduire ! Inconscient du danger ou de toute notion de responsabilité, il a juste hâte que son trajet se termine. Jágr, qui ne boit pas d'alcool, n'a qu'une passion, dans laquelle il dilapide tous ses gains sportifs : le jeu. Quand il est à Pittsburgh, son hélicoptère l'emmène à Atlantic City, la ville des casinos de la côte est. Et quand il rentre à Kladno l'été, il passe ses soirées à jouer à des machines à sous. La différence est juste une question d'échelle et de décorum.
Collectionneur de trophées
Après son caprice estival, Jágr vit une saison 1992/93 frustrante pour lui, car il continue d'être frustré par le temps de jeu que lui donne Scotty Bowman. L'entraîneur le plus capé de la NHL quitte le club à l'intersaison, et Jágr se réjouit de responsabilités plus importantes. Comme Mario Lemieux est la plupart du temps blessé au dos, le Tchèque devient même le meilleur marqueur de l'équipe. Après deux saisons à 94 et 99 points, en dessous de l'objectif qu'il s'était fixé, la barre des cent points va forcément sauter... mais la NHL déclare un lock-out et renvoie le début de saison car les négociations salariales entre joueurs et propriétaires n'ont pas abouti.
Tout naturellement, Jágr rentre chez lui. Il joue pour le HC Kladno, que son père - qui s'est vite enrichi dans l'immobilier - rachètera l'année suivante à la compagnie minière au bord de la faillite. Mais au onzième match, il se fait une entorse à la cheville sur une mauvaise charge et sa pige prend fin. Il se morfond un peu pendant sa convalescence, doit renoncer à une offre de Fribourg-en-Brisgau le temps de se soigner, jusqu'à ce que Bolzano l'appelle en renfort pour gagner la Coupe des ligues européennes : le club italien s'appuie sur lui pour gagner sa poule de demi-finale, à sa portée, et surtout lors de la finale, en aller-retour, face à Rouen. Une pige gagnante pour tout le monde : 10 000 dollars par match pour le Tchèque, un titre transnational pour le HCB. Juste avant que la saison NHL ne reprenne, Jágr fait une dernière pige pour les Schalker Haie, en deuxième division allemande. Ce n'est pas pour courir le cacheton : si le club doit recourir à un sponsor pour payer l'assurance imposée par les Penguins, le joueur ne réclame pour tout paiement qu'un simple dîner, une escalope avec des frites ! Il refuse même la chambre qu'on lui a réservée dans le meilleur hôtel de Gelsenkirchen, préférant dormir sur un matelas chez son ami Petr Fiala, l'entraîneur-joueur du club, ancien coéquipier quand il débutait en équipe première à Kladno. Jágr contredit sa réputation : il ne se comporte pas comme une star... sauf sur la glace. Il marque un but après 27 secondes... puis signe un improbable record de dix assistances. Comme à l'île Lacroix de Rouen le mois précédents, il sert des caviars à ses compagnons de ligne.
Jágr est tout simplement dominant, et il le montre dès qu'il retourne outre-Atlantique. Il est le meilleur marqueur de la saison NHL raccourcie, et confirme la saison suivante en atteignant 149 points, record absolu dans l'histoire de la ligue pour un ailier droit, et pour un Européen. La saison suivante, il manque 19 rencontres à cause d'une blessure à l'aine et laisse la couronne à... Mario Lemieux, qui annonce toutefois sa retraite.
En l'absence de Supermario, l'attention se reporte un peu plus sur Jágr. Ce n'est pas pour lui déplaire. En janvier 1998, il signe un contrat de 48 millions de dollars sur cinq ans, et terminera le siècle comme le joueur le mieux payé de la ligue. Objectif atteint. En même temps, Pittsburgh annonce que le prix des places baisse de quelques dollars. Il commente la situation avec une pirouette à la Jagr, avant-goût de l'humour qui le caractérisera en fin de carrière : "Les places sont moins chères alors qu'ils me donnent plus d'argent. S'ils m'avaient payé davantage, peut-être que les billets auraient baissé encore plus."
Un mois plus tard, la République Tchèque devient pour la première fois de son histoire championne olympique. Les hockeyeurs deviennent des héros nationaux, et Jaromír Jágr est fait citoyen d'honneur de sa ville de Kladno. Mais la médaille d'or porte surtout la marque du gardien Dominik Hašek. Une ère défensive s'ouvre en NHL, la moyenne de buts marqués fond comme neige au soleil.
Le numéro 68 porte encore haut le flambeau des attaquants : en 1998/99, devenu capitaine des Penguins après le départ de Ron Francis, il remporte la couronne des marqueurs et les deux votes de meilleur joueur, celui des experts (Hart) et celui de ses confrères (Lester B. Pearson). Satisfaction personnelle sur tous les plans ? Non, car la NHL vient d'inaugurer un nouveau trophée, portant le nom de "Rocket" Richard, pour le joueur qui a inscrit le plus de buts. Et cette nouvelle coupe dorée échoit à Teemu Selänne, dont le "one-timer" fait des ravages. Pour Jágr, en quête de perfection, c'est une incitation à travailler davantage ses lancers. Jusqu'ici, il n'en avait pas fait son atout majeur. Dans sa jeunesse, il avait surtout un très bon tir du revers. Il ne se servait jamais de son slap puisqu'il portait le palet jusqu'à l'enclave avec son aisance physique et technique. La "perte" du premier trophée Richard l'incite à travailler le slapshot pendant des heures pour ajouter encore une corde à son arc.
Le cauchemar des entraîneurs
Si l'entraînement individuel est une constante chez Jagr, ses relations avec les coaches deviennent de plus en plus problématiques. Ce n'est pas qu'il a des déficits tactiques : au contraire, il comprend très bien les systèmes, mais se comporte en surdoué arrogant qui rabaisse ses entraîneurs. Dès qu'un nouveau coach apparaît, les journalistes sont aux aguets pour savoir comment le novice va se jeter dans la gueule du lion. À l'arrivée de Kevin Constantine, et pendant des semaines avant le début du camp, la presse n'arrête pas de lui demander si Jágr portera un casque à l'entraînement, règle qu'il a édictée comme obligatoire. Le jour J arrive : Jágr, qui aime se faire attendre, est le dernier se présente sur la glace... cheveux au vent. S'ensuit une scène burlesque où Constantine, ex-gardien qui ne patine pas très bien, tourne autour de la glace derrière le Tchèque, qui accélère et joue avec lui. La course-poursuite cocasse dure 10 tours avant que Constantine rattrape son joueur et lui demande de mettre son casque. Jágr répond avec une candeur feinte qu'il pensait avoir trois jours pour signer le règlement d'équipe, selon les déclarations du coach lui-même. Constantine l'admet mais le prie de bien vouloir s'y plier dès à présent...
La scène en dit long sur la difficulté qu'ont les entraîneurs à faire plier le caractère obstiné de Jagr. Constantine admire l'intelligence de ce joueur qui comprend très bien les consignes en ayant pourtant l'air de ne pas les écouter, mais ce n'est pas réciproque. Le numéro 68 ne respecte aucun coach, prend facilement la mouche et se comporte de manière très arrogante, estimant en savoir plus sur le hockey que tous ses entraîneurs. Constantine tient plus de deux ans avant d'être viré fin 1999. Le célèbre Herb Brooks finit la saison mais le prestige de l'entraîneur du Miracle de 1980 est sans effet sur Jagr. La star qui vient de se couper les cheveux (pour une petite amie qui les préférait courts) a désormais une réputation de coupeur des têtes.
Les Penguins recrutent alors Ivan Hlinka, l'entraîneur du titre olympique des Tchèques en 1998, et en font le deuxième coach européen en NHL parce qu'ils pensent que c'est le seul homme qui pourrait imposer son aura à Jagr. Peine perdue. Au bout d'un mois, l'ailier commence déjà à critiquer le système de jeu. Cette attitude, y compris face à quelqu'un d'aussi respecté que Hlinka, commence à nuire à la réputation du numéro 68 même dans son pays natal. Les médias tchèques se font les gorges chaudes des frasques à l'entraînement de Jágr et relaient les rumeurs parfois déformées.
Une individualité remise en cause
En 2001, Jágr est individuellement le meilleur joueur du monde. Il a obtenu une quatrième couronne consécutive de meilleur marqueur, performance que seuls trois joueurs ont réussi avant lui (Howe, Esposito, Gretzky). Ce classement occupe ses pensées, et les journalistes entretiennent cette obsession en ne lui posant des questions que sur ses points marqués à chaque match et pas sur les performances de l'équipe. Mais en play-offs, on retient autre chose. Après l'élimination, certains supporters remettent en question sa volonté. Mario Lemieux, devenu le propriétaire des Penguins, avait refusé les demandes d'échange d'un Jágr dans le doute pendant une phase creuse de pointage en décembre. Le Tchèque n'avait plus formulé de volonté de départ depuis son ami avait fait son retour sur la glace. Lemieux ne peut décemment prendre l'initiative de se séparer du Tchèque, mais la franchise en difficulté financière n'a pas vraiment les moyens de le retenir. La situation devient inextricable : Jágr finit par redemander un échange et est envoyé à Washington pour pas grand chose.
À court terme, les deux parties sont perdantes. Pittsburgh, qui reste sur onze qualifications consécutives en play-offs, les regardera de loin pendant cinq ans. Quant à Jágr, sa période chez les Capitals de Washington constitue certainement le plus mauvais souvenir de sa carrière. Sa rémunération, qui pèse le quart des salaires de l'équipe, est une nuisance pour l'harmonie du vestiaire. Jágr continue de faire sauter ses entraîneurs, et on ne lui pardonne plus ses caprices car il n'est plus incontestable. Il devient un marqueur à un peu plus d'un point par match, un joueur presque ordinaire par rapport à ses habitudes. Dans le même temps, il est rattrapé par les conséquences de sa vie de flambeur. Il avoue avoir contracté près d'un million de dollars de dettes à deux sites internet lorsque les jeux d'argent en ligne ont commencé à faire florès au tournant du millénaire. Et le fisc américain lui réclame trois millions de dollars d'impôts impayés.
Après vingt années où seuls trois joueurs ont dominé le classement des marqueurs (Gretzky, Lemieux et Jágr), l'ère des superstars a pris fin en NHL le jour où Jágr a quitté Pittsburgh. Une autre révolution s'annonce car il se dit qu'un lock-out se prépare et que l'instauration d'un plafond salarial est inévitable. Jágr traîne comme un boulet le plus gros contrat de la ligue (77 millions de dollars sur 7 ans). Les Capitals décident de l'échanger chez les New York Rangers et sacrifient leur fin de saison pour reconstruire : ils finissent avant-derniers de la ligue, un point devant Pittsburgh. Les anciennes franchises de Jágr sont-elles maudites ? Elles seraient plutôt bénies car une nouvelle génération de joueurs d'exception arrive juste à ce moment. Washington gagne la loterie et repêche Ovechkin (devant Malkin choisi en numéro 2 par Pittsburgh), et les Penguins ont une seconde chance l'année suivante, en étant tirés au hasard pour le premier choix, dont chacun sait qu'il permettra de recruter la superstar annoncée Sidney Crosby.
Conversion religieuse et exil russe
Entre ces deux drafts, la NHL a fermé ses portes une année entière. Jágr l'a passée en Sibérie avec l'Avangard Omsk. Pourquoi ce choix de la part d'un joueur qui avait choisi le numéro 68 en souvenir de l'invasion des chars soviétiques ? Il a toujours expliqué n'avoir rien contre les Russes en tant que peuple. Il l'a prouvé en 2001 en se convertissant à l'orthodoxie à Prague. Une décision qui reste secrète pendant deux ans. On en parle peu en NHL, où la religion est un thème moins présent que dans les autres sports nord-américains. Jágr craint d'être incompris en République Tchèque, le pays le plus athée d'Europe devant la France, où la religion orthodoxe est associée aux Russes. Conservateur, Jágr apprécie une religion qui a préservé ses rites, et il s'est amélioré en russe à l'église. Sa foi devient publique et assumée pendant son année en Russie. Il commencer à dessiner une petite croix sur chaque crosse qu'il utilise, et porte en permanence une icône de la vierge.
Cette année en Russie permet à Jágr de se ressourcer, et pas seulement sur le plan spirituel. Après des années d'insuccès, il enrichit de nouveau son palmarès. Il est tout d'abord champion d'Europe avec l'Avangard Omsk en marquant le but gagnant en prolongation. Puis, alors qu'il n'avait récolté qu'une médaille de bronze en quatre participations aux Mondiaux, il devient enfin champion du monde avec une équipe tchèque qui s'était habituée à gagner sans lui. Un titre obtenu avec un bandage sur son auriculaire, cassé par un coup de crosse allemand.
Lorsque le lock-out s'achève, les Rangers, qui avaient beaucoup contribué à l'escalade des rémunérations, sont bien embêtés par le plafond salarial. Ils conservent le gros contrat de Jágr mais se débarrassent alors de leurs vétérans. L'équipe se retrouve donc encore plus bâtie autour du Tchèque... et justement, il adore se retrouver ainsi en pleine responsabilité. Il enquille les buts en supériorité numérique en reprenant les passes de Michael Nylander. Il rate la couronne de meilleur marqueur (qui échoit à Thornton) pour deux petits points après avoir mené le classement presque toute la saison. Ses 123 points constituent un record de tous les temps pour les Rangers. Alors qu'ils avaient manqué les play-offs sept années de suite malgré le recrutement récurrent de stars, Jágr parvient à les qualifier. La série contre New Jersey tourne toutefois court : le Tchèque se démet l'épaule au premier match, il est affaibli et doit être opéré pendant l'intersaison. Jágr reçoit en fin de saison le trophée Lester B. Pearson remis au joueur de l'année par le vote de ses confrères.
Après cette saison de très haut niveau, Jágr est nommé capitaine des Rangers. Il les emmène deux fois de suite au deuxième tour des play-offs, mais sa production en saison régulière diminue. Il se plant que l'entreprise Reebok - qui a racheté de nombreuses marques d'équipementiers de hockey - ne commercialise plus la crosse Koho qu'il utilise depuis 20 ans et qui était spécifiquement taillée pour lui. Le contrat de Jágr avec les Rangers se serait automatiquement prolongé s'il avait inscrit 84 points, il n'en met que 71, son pire total sur une saison régulière complète depuis ses deux premières années à Pittsburgh. Ses 15 points en play-offs suggèrent qu'il est loin d'être fini, mais c'est un joueur âgé de 36 ans qui réclame trois années de contrat, le délai qu'il se fixe avant de rentrer finir sa carrière à Kladno. Un risque trop grand pour les équipes de NHL, car les contrats des joueurs de plus de 35 ans comptent dans le plafond salarial même s'ils se blessent ou prennent leur retraite. On ne lui propose que des contrats d'un an.
Jagr, qui dit "détester le changement", ne veut pas d'un feuilleton qui se répète chaque été. Il retourne à l'Avangard Omsk en signant un contrat de deux années, et il y restera trois ans. Il ne bluffait pas quand il disait qu'il s'était bien plu dans le club sibérien. Le Tchèque devient la première prise majeure de la KHL, la nouvelle ligue russe rebaptisée qui espère concurrencer la NHL : il quitte cette dernière après 15 saisons consécutives à plus de 70 points, un record absolu dans la ligue nord-américaine.
Le numéro 68 dit se sentir plus libre en Russie, où il n'a pas à être politiquement correct sous l'œil scrutateur des médias. Le surnom qui lui est donné dans le vestiaire d'Omsk serait d'ailleurs censuré en NHL : "cul", un surnom donné par son coéquipier Ryabykin en référence à la taille imposante de son arrière-train et de ses cuisses, qu'il peine à faire rentrer dans des jeans. Les grandes glaces russes sont d'ailleurs un défi pour le Tchèque, qui doit transporter ses 104 kg sur des distances plus grandes. Les longs voyages en avion lui pèsent aussi. Il maintient sa condition physique, à sa façon. Très peu actif pendant l'entraînement de son équipe, il reste ensuite une heure supplémentaire sur la glace pour pratiquer ses propres exercices, tout seul. Jágr demeure une personnalité à part, qui partage peu d'activités avec ses collègues puisque sa passion de toujours (le casino) est solitaire.
Les deux images de Jágr
Le changement d'image qui se produit en 2010 n'en est que plus étonnant. Porte-drapeau de la République tchèque aux Jeux olympiques de Vancouver, Jaromír Jágr ressent son rôle de symbole national et de modèle pour les enfants. Lui qui est si secret et solitaire dans ses entraînements se met à donner des conseils aux jeunes. Trois mois plus tard au championnat du monde, il tient un discours mémorable alors que son équipe vient d'être battue par la Norvège. Devant la presse, il rend hommage aux héros de la sélection en critiquant ceux qui dédaignent le maillot national. Dans le vestiaire, il complète ses propos sans faire appel à de grands discours patriotiques, mais en interpellant au contraire ses jeunes collègues sur leur propre intérêt : il leur dit que s'ils veulent gagner beaucoup d'argent comme lui, ils devraient mieux jouer et démontrer leur valeur en équipe nationale. Dix jours plus tard, les Tchèques sont champions du monde à la surprise générale, et l'individualiste Jágr devient alors l'incarnation de la sélection nationale. En octobre 2010, il se voit remettre le grand ordre national du mérite par le président Vaclav Klaus : c'est le quatrième hockeyeur ainsi récompensé après Augustin Bubnik, Ivan Hlinka et Dominik Hasek.
Si Jágr remporte donc une nouvelle médaille d'or mondiale, ses saisons en club à Omsk sont plus tourmentées. Il est aux premières loges quand le grand espoir de 18 ans Aleksei Cherepanov (dont le Tchèque dira que son tir était meilleur que le sien) décède devant ses yeux d'un arrêt cardiaque sur le banc de l'équipe. Mis en cause pour sa gestion médicale, l'Avangard est aussi en crise sportive. Il consomme trois entraîneurs en moins de deux ans avant l'arrivée de Raimo Summanen. L'entraîneur finlandais à la réputation sulfureuse impose sa main de fer, y compris à Jágr : son temps de jeu relèvera de la seule décision du coach. Le Tchèque est envoyé jouer en infériorité numérique, il est aligné pour les pénaltys, exercice qu'il n'aime pas. Il se plie à la férule de l'entraîneur... jusqu'au jour où il est piqué dans son orgueil. Chiffres à l'appui, Summanen se livre à une des engueulades qui ont fait sa réputation et critique l'apport dans le jeu de Jágr dans un langage fleuri. Le numéro 68 réplique alors comme il l'a toujours fait quand il sentait qu'un coach le prenait de haut : il rétorque qu'il a gagné plus d'argent et de titres que le Finlandais, et qu'il n'a donc pas de leçons à recevoir. Il met fin à la conversation, et les cadres russes de l'équipe choisissent leur camp, bien contents que l'autorité de Summanen soit sapée. L'entraîneur est interdit d'accès à la patinoire pour le septième match décisif de la série contre Magnitogorsk. Mais Jágr termine le match avec zéro point, un seul tir et une fiche de -2, donnant raison au coach absent...
À l'été 2011, l'Avangard propose un salaire en baisse au Tchèque, qui a de toute façon décidé de retourner en NHL. Il vient en effet de racheter à son père le club de Kladno. Il veut assumer ses fonctions de propriétaire, et c'est beaucoup plus facile de le faire en jouant en NHL, dont les camps reprennent en septembre, qu'en KHL, où l'entraînement reprend en juillet. Reste à choisir son équipe. Les supporters de Pittsburgh croyaient alors fermement au retour de leur idole. Il se disait que, pour son vieil ami Mario Lemieux, il reviendrait même pour un faible salaire. Or, il signe pour 3,3 millions de dollars (là où Pittsburgh proposait 2 millions) pour... les Flyers de Philadelphie. Pas juste n'importe quelle autre équipe, mais le rival honni de Pennsylvanie. Ce choix sera vécu comme un affront par les supporters des Penguins, dont beaucoup ne pardonneront pas à Jágr cette trahison. Et encore moins quand Philadelphie éliminera Pittsburgh en play-offs en fin de saison !
Accusé d'avoir choisi son portefeuille plutôt que son cœur, le Tchèque livrera une explication dans Sport Express : "Je n'ai à m'excuser devant personne, parce que je n'ai rien promis à qui que ce soit. Je ne pense pas avoir mal fait en choisissant Philadelphie. J'étais agent libre, j'avais le droit de choisir. Si je joue mal, la critique sera rude, non seulement envers moi mais envers ceux qui m'ont invité. C'était ma décision. Beaucoup d'équipes m'ont offert plus d'argent que Philadelphie. Si j'avais joué avec Crosby et Malkin, cela aurait été un gros problème car ils tirent de la gauche, comme moi. Même problème à Detroit avec les gauchers Datsyuk et Zetterberg. Les centres droitiers des Flyers, Giroux et Brière, me conviennent mieux. À Pittsburgh et Detroit, les joueurs jouent ensemble depuis longtemps, et on ne va pas forcément casser une ligne pour vous. Quand j'étais une star, je décidais avec qui je jouais. Quand j'aimais jouer avec un gars, je le choisissais et les coaches ne disaient rien. Quand la ligne marquait, tout le monde était content. La question est de convenir à la star... et je ne veux pas chauffer le banc."
Une longévité phénoménale
Jágr va ainsi passer des dernières années itinérantes en fonction des opportunités. Dallas le rappelle ainsi pour jouer sur le top-6 offensif alors qu'il était rentré à Kladno. Puis, en fin de saison, il rejoint Boston, une équipe qui joue le titre : il joue ainsi une nouvelle finale de Coupe Stanley plus de vingt ans après les précédentes, encore un fait unique dans l'histoire de la NHL. Le Tchèque, désormais quarantenaire, est toujours incroyablement fort en protection de palet, même s'il a perdu en vitesse. Un fait qu'il conteste d'ailleurs : il considère être aussi rapide que le jeune joueur qu'il était (et qu'il revoit en vidéo), mais que ce sont les autres joueurs qui sont bien plus rapides que dans sa jeunesse. Jágr - qui a par exemple demandé d'avoir sa propre clé de la patinoire d'entraînement quand il jouait pour les Flyers - continue d'entretenir sa puissance de patinage dans ses séances nocturnes avec une veste lestée de 20 kilos et des poids attachés aux chevilles.
Plus les années passent, et plus Jaromír Jágr devient une figure sympathique, ce qu'il était dans sa jeunesse mais avait un peu cessé d'être au faîte de sa carrière. Dans les équipes qui se succèdent, les joueurs sont parfois inquiets de sa réputation avant son arrivée, mais ils découvrent qu'il ne se comporte plus en star, avec personne. Jágr considère simplement qu'un joueur de 40 ans ne peut plus être une star, et que ce rôle revient à d'autres. Le Tchèque individualiste est en fait sociable et partage les conversations.
Vestige d'un autre temps, Jágr se convertit pourtant aux réseaux sociaux, lui qui de méfie des médias traditionnels et veut maîtriser son image. Tout le monde peut y découvrir son humour, en particulier quand il s'agit de plaisanter sur son âge et sur sa longévité. Jágr, qui se dit né pour s'amuser, a toujours manié une forme particulière de plaisanterie égocentrique. C'est un joueur qui était capable de faire cadeau d'un portrait de lui-même à un journaliste au ton critique en lui recommandant de "l'amener chez lui pour prier". En interview, il répondait qu'aucun acteur n'était assez beau et intelligent pour jouer son rôle dans un film. C'est un peu l'antithèse de l'autodérision, qu'il ne pratique que sur un seul sujet, son âge.
Jágr a déclaré un jour à Sportsnet magazine qu'il voulait que le temps entre la fin de sa carrière de hockeyeur et sa mort soit le plus court possible. Au Philadelphia Inquirer, il explique : "C'est comme une famille : quand on aime sa femme, on veut rester avec elle le plus longtemps possible. C'est pareil avec le hockey, j'aime ce jeu." Célibataire éternel, jamais engagé dans une relation sérieuse, Jágr n'a pas de famille dans laquelle il doit rentrer et se consacre entièrement au hockey. Avec lui, toutes les barrières de l'âge semblent tomber. Ses coéquipiers ont conscience de côtoyer un phénomène exceptionnel. Il est le troisième joueur le plus âgé de l'histoire de la ligue après Gordie Howe (52 ans) et Chris Chelios (48 ans), mais surtout il le fait à une époque où le hockey sur glace devient de plus en plus rapide et où la vitesse de patinage est devenue l'atout majeur, plus que la force physique. Ce n'est qu'à 45 ans que Jágr, gêné par des blessures et écarté de l'équipe de Calgary, se résigne à mettre fin à sa carrière NHL à l'automne 2017.
Il rentre tout naturellement à Kladno, club dont il a repris l'actionnariat majoritaire à son père en 2011 - mais qui est descendu en deuxième division en 2014. Le club est pour ainsi dire une entreprise familiale, son neveu Jiri Kalla en est le responsable du marketing. Jágr a fait réduire la taille de la glace quatre ans plus tôt, ce qui donne un avantage compétitif sur des adversaires moins habitués. Mais l'arrière-pensée était aussi de faciliter la prolongation de sa carrière sur un format plus adapté au vétéran qu'il est. Le retour au pays de l'icône est un évènement : les patinoires font salle comble pour le voir. Mais ses ligaments et ménisque sont endommagés en février, et il ne peut finir la saison. Il se remet certes à l'entraînement en juillet, mais elle est à la peine : "Quand on ne fait rien pendant six mois à mon âge, c'est comme si on s'était brisé les deux jambes, mais que le premier jour on nous demande d'aller mieux et même de devoir courir autant que possible."
La convalescence dure une année au total. Hormis des présences sporadiques, Jágr n'a pas vraiment joué un seul match à 46 ans... mais sitôt qu'il atteint 47 ans, son retour est triomphal. Il revient juste avant les play-offs. Le Vendredi Saint 2019 (deux jours avant Pâques), il passe la journée à l'église avant d'aller jouer le match décisif de la poule de promotion : le soir même, il inscrit les 4 buts de son équipe. Le héros de toute une ville a réussi à faire remonter son club de Kladno en Extraliga. La déception est à la hauteur des attentes la saison suivante : Jágr et ses hommes sont relégués à la dernière journée après une fin de saison difficile.
Marc Branchu
Statistiques
(saison régulière) (play-offs) MJ B A Pts Pén MJ B A Pts Pén 1984/85 Kladno ml. dorost Tchéco. U17 34 24 17 41 1985/86 Kladno ml. dorost Tchéco. U17 36 41 29 70 1986/87 Kladno st. Dorost Tchéco. U19 30 35 35 70 1987/88 Kladno st. dorost Tchéco. U19 35 57 27 84 1988/89 Poldi Kladno Tchécoslovaquie 29 3 3 6 4' (promotion/relégation) 10 5 7 12 0' 1989 Tchécoslovaquie 18 ans Euro 18 ans 5 7 5 12 2' 1989/90 Poldi Kladno Tchécoslovaquie 42 22 28 50 14' 9 8 2 10 4' 1989/90 Tchécoslovaquie 20 ans Mondial juniors 7 5 13 18 6' 1990 Tchécoslovaquie Internationaux 6 1 1990 Tchécoslovaquie Champ. du Monde 10 3 2 5 2' 1990/91 Pittsburgh Penguins NHL 80 27 30 57 42' 24 3 10 13 6' 1991 Tchécoslovaquie Internationaux 2 1 0 1 0' 1991 Tchécoslovaquie Coupe du Monde 5 1 0 1 0' 1991/92 Pittsburgh Penguins NHL 70 32 37 69 34' 21 11 13 24 6' 1992/93 Pittsburgh Penguins NHL 81 34 60 94 61' 12 5 4 9 23' 1993/94 Pittsburgh Penguins NHL 80 32 67 99 61' 6 2 4 6 16' 1994 République tchèque Champ. du Monde 3 0 2 2 2' 1994/95 HC Kladno Extraliga 11 8 14 22 10' 1994/95 HC Bolzano 6 nations 5 8 8 16 4' 1994/95 Schalker Haie 1. Liga (ALL) 1 1 10 11 0' 1994/95 Pittsburgh Penguins NHL 48 32 38 70 37' 12 10 5 15 6' 1995/96 Pittsburgh Penguins NHL 82 62 87 149 96' 18 11 12 23 18' 1996 République tchèque Coupe du Monde 3 1 0 1 2' 1996/97 Pittsburgh Penguins NHL 63 47 48 95 40' 5 4 4 8 4' 1997/98 Pittsburgh Penguins NHL 77 35 67 102 64' 6 4 5 9 2' 1998 République tchèque Jeux olympiques 6 1 4 5 2' 1998/99 Pittsburgh Penguins NHL 81 44 83 127 66' 9 5 7 12 16' 1999/00 Pittsburgh Penguins NHL 63 42 54 96 50' 11 8 8 16 6' 2000/01 Pittsburgh Penguins NHL 81 52 69 121 42' 16 2 10 12 18' 2001/02 Washington Capitals NHL 69 31 48 79 30' 2002 République tchèque Jeux olympiques 4 2 3 5 4' 2002 République tchèque Internationaux 2 0 1 1 2' 2002 République tchèque Champ. du Monde 7 4 4 8 10' 2002/03 Washington Capitals NHL 75 36 41 77 30' 6 2 5 7 2' 2003/04 Washington Capitals NHL 46 16 29 45 26' New York Rangers NHL 31 15 14 29 12' 2004 République tchèque Internationaux 2 0 2 2 2' 2004 République tchèque Champ. du Monde 7 5 4 9 6' 2004 République tchèque Coupe du Monde 5 1 1 2 2' 2004/05 République tchèque Internationaux 3 1 0 1 2' 2004/05 HC Kladno Extraliga 17 11 17 28 16' 2004/05 Avangard Omsk Superliga 32 16 22 38 63' 11 4 9 13 22' 2005 Avangard Omsk Coupe d'Europe 3 2 2 4 10' 2005 République tchèque Champ. du Monde 8 2 7 9 2' 2005/06 New York Rangers NHL 82 54 69 123 72' 3 0 1 1 2' 2006 République tchèque Jeux olympiques 8 2 5 7 6' 2006/07 New York Rangers NHL 82 30 66 96 78' 10 5 6 11 12' 2007/08 New York Rangers NHL 82 25 46 71 58' 10 5 10 15 12' 2008/09 Avangard Omsk KHL 55 25 28 53 62' 9 4 5 9 4' 2008/09 République tchèque Internationaux 4 2 4 6 0' 2009 République tchèque Champ. du Monde 7 3 6 9 6' 2009/10 Avangard Omsk KHL 51 22 20 42 50' 3 1 1 2 0' 2009/10 République tchèque Internationaux 4 1 4 5 4' 2010 République tchèque Jeux olympiques 8 2 5 7 6' 2010 République tchèque Champ. du Monde 9 3 4 7 12' 2010/11 Avangard Omsk KHL 49 19 31 50 48' 14 2 7 9 8' 2011 République tchèque Internationaux 4 2 4 6 2' 2011 République tchèque Champ. du Monde 9 5 4 9 4' 2011/12 Philadelphia Flyers NHL 73 19 35 54 30' 11 1 7 8 2' 2012/13 HC Kladno Extraliga 34 24 33 57 28' 2012/13 Dallas Stars NHL 34 14 12 26 20' 2012/13 Boston Bruins NHL 11 2 7 9 2' 22 0 10 10 8' 2013/14 New Jersey Devils NHL 82 24 43 67 46' 2014 République tchèque Jeux olympiques 5 2 1 3 2' 2014 République tchèque Internationaux 3 0 1 1 0' 2014 République tchèque Champ. du Monde 10 4 4 8 14' 2014/15 New Jersey Devils NHL 57 11 18 29 42' 2014/15 Florida Panthers NHL 20 6 12 18 6' 2015 République tchèque Internationaux 1 0 0 0 0' 2015 République tchèque Champ. du Monde 10 6 3 9 8' 2015/16 Florida Panthers NHL 79 27 39 66 48' 6 0 2 2 4' 2016/17 Florida Panthers NHL 82 16 30 46 56' 2017/18 Calgary Flames NHL 22 1 6 7 10' 2017/18 Rytiri Kladno WSM Liga (TCH-2) 5 0 4 4 0' 10 0 0 0 0' 2018/19 Rytiri Kladno WSM Liga (TCH-2) 4 1 3 4 4' 8 2 3 5 16' (promotion/relégation) 11 10 3 13 4' 2019/20 HC Kladno Extraliga 38 15 14 29 28' Totaux NHL 1733 766 1155 1921 1167' 208 78 123 201 163' Totaux Superliga/KHL russe 187 82 101 183 223' 37 11 22 33 34' Totaux en élite tchécoslovaque/tchèque 171 83 109 192 96' 9 8 2 10 4' Totaux en sélection tchécoslovaque/tchèque 152 55 71 126 94'
Palmarès
- Champion olympique 1998
- Champion du monde 2005, 2010
- Vainqueur de la Coupe Stanley 1991, 1992
- Vainqueur de la Coupe d'Europe des clubs champions 2005
Honneurs individuels
- Dix fois vainqueur (record) de la Zlatá hokejka (crosse d'or) de meilleur joueur tchèque 1995, 1996, 1999, 2000, 2002, 2005, 2006, 2007, 2008, 2011, 2014, 2016
- Meilleur joueur de NHL (trophée Hart) 1999
- Meilleur joueur de NHL élu par ses pairs (trophée Lester B. Pearson) 1999, 2000, 2006
- Meilleur marqueur de NHL 1995, 1998, 1999, 2000, 2001
- Membre de la première équipe étoile de NHL 1995, 1996, 1998, 1999, 2000, 2001, 2006
- Membre de la deuxième équipe étoile de NHL 1997
- MVP des journalistes aux championnats du monde 2015
- Meilleur attaquant des championnats du monde 2011
- Membre de l'équipe-type des journalistes aux championnats du monde 2004, 2005, 2011 et 2015