La « République du hockey », vraiment ?

 

Pour un visiteur profane perdu dans les rues de Košice début mai, rien ou presque ne laisse deviner que la deuxième ville de Slovaquie s’apprête dans quelques jours seulement à accueillir une partie du gratin mondial du hockey sur glace, dont le Canada, la France et la sélection nationale. En 2011, année du premier championnat du monde organisé ici, l’effervescence se ressentait bien avant le lancement des festivités sportives, entre ravalements de façades, constructions de dernière minute, nouvel asphalte des routes du centre-ville, ou tout simplement affichage publicitaire à tout-va et embellissement des vitrines aux couleurs des pays invités. Cette année, pour son second coup d’essai dans l’organisation des Mondiaux, Košice a opté pour la discrétion et seuls quelques panneaux rappellent ici et là que la Métropole de la Slovaquie orientale va bientôt être le théâtre du plus grand évènement annuel du sport national. Qu’est-ce qui a donc changé en l’espace de huit ans ?

Plusieurs facteurs peuvent être soumis pour explication. Le principal se trouve probablement dans l’état actuel du hockey slovaque. En 2011, la déroute à domicile de la Double-Croix, éliminée dès le premier tour en dépit d’une Dream Team rarement égalée (Demitra, Šatan, Hossa, Gáborík, Halák, Višňovský, Nagy, Handzuš...), marque le point de départ du marasme dans lequel tente de sortir aujourd’hui la Slovaquie, malgré une finale perdue l’année suivante qui ressemblait davantage à un chant du cygne qu’à une réelle réaction d’orgueil d’une nation phare du début du millénaire, titrée en 2002 grâce à sa Zlatá generácia, sa « génération dorée ». Depuis, la Slovaquie ne parvient que trop rarement à se hisser dans le top 8 planétaire, et ses deux dernières prestations olympiques ont confirmé sa dégringolade dans la hiérarchie. L’opinion publique, d’abord têtue, s’est enfin résignée à admettre que son équipe fétiche n’est plus ce qu’elle était et a alors effectué un transfert de passions vers le cycliste Peter Sagan et la slalomeuse Petra Vlhová qui, eux, hissent haut les couleurs slovaques sur la scène internationale.

Mais si les résultats ne répondent plus aux attentes, c’est surtout parce la Slovaquie a sabordé elle-même sa production de talents. La chute du régime communiste a ouvert une ère libérale mal négociée par le pays tout entier, entre détournements de fonds et corruption, et le hockey, si populairement ancré dans la société, n’a pu évidemment échapper à ces pratiques plus que douteuses. Le clientélisme inhérent à la gestion des clubs et des sélections nationales a engendré la ruine du hockey slovaque, le profit ou le réseau étant préférés à la formation et l’égalité des chances. La récente rétrogradation des U18 en deuxième division mondiale en est une preuve significative, tout comme le niveau des juniors, en lutte pour le maintien tous les ans et touchés en janvier dernier par un scandale symptomatique : Martin Pospíšil et Miloš Fafrák, deux membres de la sélection slovaque, ont publiquement accusé l’indéboulonnable entraîneur Ernest Bokroš de toucher des pots-de-vin de la part de certains joueurs en échange de la garantie de faire partie de l’effectif.

La sensible diminution du contingent slovaque en NHL, les déboires de Slovan Bratislava en KHL, et, en général, l’absence d’éléments déterminants dans les grands clubs européens sont également des révélateurs convaincants. L’Extraliga locale, non plus, ne déroge pas à la règle, avec des retards de salaires dans beaucoup de clubs et des moyens de plus en plus dérisoires. Et ceux qui en ont un peu font désormais appel en masse aux joueurs étrangers, les Canadiens étant devenus en trois saisons la principale pépinière des équipes en lice. Spécialiste en la matière, le triple champion en titre Banská Bystrica vient pourtant d’annoncer son forfait pour la prochaine Ligue des Champions car les deux précédentes éditions ont coûté trop cher aux Béliers, notamment les déplacements en avion. Sans aides financières des instances fédérales, il devient impossible d’assurer seul ce qui s’apparente à des frais de représentation. Qui pour le remplacer dans le raout européen ? Si même la meilleure formation du pays jette l’éponge, il est évident qu’on ne se bouscule pas au portillon pour reprendre le flambeau.

Le mal est profond et les répercussions de tant d’années de malversations se feront encore ressentir. Cependant, les choses changent doucement. Las de ces nombreux conflits d’intérêts qui polluent les coulisses des patinoires, certains grands joueurs et dirigeants slovaques sont entrés en guerre il y a cinq ans contre le système en place, représenté notamment par Igor Nemeček, alors réélu président de la fédération et... aujourd’hui chef de l’organisation des Mondiaux. Son premier opposant, Richard Lintner est devenu par la suite président du Pro-hokej, la ligue professionnelle qui organise le championnat slovaque, et a insufflé un vent de modernité et de probité dans le monde du hockey national. Au niveau de l’équipe nationale, Miroslav Šatan, l’un des plus grands héros du sport slovaque, tente en sa qualité de manager général d’instaurer des règles plus justes et montre la volonté d’offrir leur chance aux plus jeunes. Un quart de finale, à portée vu le groupe de Košice, serait déjà un signe encourageant.

En attendant, il faut reconquérir des foules qui n’ont pas forcément la tête à cela. Le slogan du tournoi, Slovenská republika, hokejová republika (« La République slovaque, la République du hockey »), ressorti des vieux cartons de 2011, est propice à des railleries légitimées par les récurrentes désillusions sportives et l’état déplorable en interne. Le lien peut être fait avec la situation politique du pays qui a beaucoup changé en un an, depuis l’assassinat du journaliste Ján Kuciak, tué chez lui avec sa fiancée fin février 2018 alors qu’il enquêtait sur les relations entre pouvoir en place et mafia. La classe dominante a d’abord été chassée par la rue ébranlée (démission du Premier ministre Róbert Fico) puis par les urnes à l’issue des élections régionales, municipales et présidentielles. Dans ce contexte, les organigrammes de la région autonome de Košice puis celui de la mairie, du même bord, ont été bouleversés ces derniers mois et cela peut expliquer en partie la gestion en retrait du dossier des championnats du monde et de fait la promotion médiatique de l’évènement. Après une longue période de mise en avant des édiles locaux et une surcommunication de leurs actions, l’époque est plutôt à la sobriété et à la transparence.

Aussi faut-il trouver une raison à ce manque d’enthousiasme apparent dans la rivalité que se portent Bratislava, la capitale située à l’ouest du pays, et Košice, sa dauphine qui se trouve sur la carte à l’extrême opposé. La pilule a difficilement été avalée par les Danubiens lorsque l’annonce a été faite, en mai 2018, que l’équipe nationale évoluerait non pas à Bratislava, comme en 2011, mais à l’autre bout de l’État. Car pour un habitant de Bratislava, il existe un curieux paradoxe : la distance entre Bratislava et Košice et bien plus grande que celle qui sépare Košice de Bratislava. La suffisance de la capitale qui, comme Paris en France, centralise les sphères politique, culturelle et médiatique de la Slovaquie, a alors clairement resurgi, notamment via Jozef Golonka, légende nationale originaire de la capitale, toujours prêt à se montrer un brin réactionnaire quand les débats touchent à la sélection nationale : « Cela me fait rire car je ne comprends pas : je ne peux pas imaginer la République tchèque disputer un championnat du monde à Plzeň ou Liberec, et pas à Prague. (...) De Bratislava, il y a 500 kilomètres pour aller à Košice. Qui va vouloir se taper cinq heures de route pour un match de hockey ? (...) De notre génération, je ne sais pas qui peut se permettre de se payer le voyage, l’hôtel et tout ce qui va avec. »

Orphelin des joutes sur la glace avec son ennemi adoré depuis le départ de Slovan en KHL il y a sept ans maintenant, Košice jubile dans son rôle de contestataire provincial qui devient la capitale du hockey. Mais Golonka soulève toutefois sans le vouloir un sujet épineux dont l’écho s’est fait ressentir au-delà des frontières slovaques : la question de l’hébergement. Si le problème ne s’était pas posé en 2011 du fait que la Slovaquie ne jouait pas à Košice, la capacité hôtelière de la ville en 2019 n’est clairement pas suffisante pour satisfaire non seulement les supporters étrangers mais les Slovaques qui voudront y séjourner plusieurs jours. Même Prešov, la troisième agglomération du pays située à 35 kilomètres, affiche complet sur la quinzaine. Le coût de la nuitée dans un hôtel de Košice est onéreux et les propriétaires d’appartements n’ont pas hésité à abuser sur le tarif de location, voyant dans les suiveurs canadiens, américains, allemands voire français des pigeons aux moyens financiers intéressants. Beaucoup de Cassoviens ont hérité d’un logement dans des immeubles d’habitat collectif sous l’ancien régime et certains y voient aujourd’hui une manne inespérée : un T2 libre le reste de l’année peut ainsi trouver preneur pour la modique somme de 5000 euros les quinze jours !

Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase est tombée fin février en même temps que l’ouverture de la vente des billets à l’unité, qui intervenait après une première phase lancée en septembre (packages à la journée). L’affaire a tourné au véritable fiasco : les intéressés étaient amenés à patienter par ordre de connexion et beaucoup ont eu la mauvaise expérience soit de se voir proposer un prix à trois chiffres pour des places dites « VIP » soit tout simplement d’arriver trop tard après que tous les billets ont été étrangement vendus à la vitesse de l’éclair. On pointe du doigt un système favorisant le trafic sur le marché noir et même l’arnaque aux faux billets (de nombreux cas ont été signalés). Sur les réseaux sociaux, ceux qui avaient déjà payé les vols et l’hébergement mais qui n’ont finalement pas pu acheter les billets espérés ont exprimé leur colère, beaucoup estimant qu’il s’agissait de la plus mauvaise organisation de championnats du Monde encore jamais vue. Un avis confirmé par les Slovaques eux-mêmes, honteux de l’image donnée à l’étranger par leur pays.

Pour autant, il convient d’admettre que c’est un joli coup marketing réalisé par les organisateurs qui se sont assurés un taux de remplissage élevé des deux patinoires, en plaçant les voisins tchèques et autrichiens à Bratislava et en spéculant sur la demande de matchs de la Slovaquie à Košice. D’aucuns, certes frustrés de ne pas pouvoir voir leurs chouchous, se sont en effet rabattus sur des rencontres moins chères afin de profiter quand même de « leurs » Mondiaux. La barre des 406 804 spectateurs de 2011 est donc en bonne voie d’être dépassée. Pas de quoi rassurer les riverains de la Steel Aréna, située en centre-ville de Košice, qui en plus des problèmes de circulation engendrés par la fermeture des routes environnantes, déjà bondées en temps normal, devront également composer avec la réquisition des voies d’accès menant de la patinoire à la fanzone, placée aux anciennes casernes rénovées en 2013 lorsque la ville était capitale européenne de la Culture. À Košice, on peut donc dire que c’est le calme avant la tempête.

Michel Bourdier

 

 

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