Rêves de gloire en pays tatar

 

Tout ça pour ça ! Mai 2005 : après l'échec total de la "dream team tatare" de la "sélection mondiale", éliminée des les quarts de finale de Superliga russe par le Lokomotiv Iaroslavl alors qu'elle avait été bâtie, financée et programmée pour la victoire finale, quinze joueurs d'Ak Bars Kazan sont priés d'aller voir ailleurs. Parmi les "victimes", tous les gros salaires venus à prix d'or de la LNH en cessation d'activité. Un gâchis pour un club, une ville et une nation qui avait tout mise sur le hockey pour les célébrations du millénaire "officiel" de Kazan, la capitale du Tatarstan.

Il faut préciser que le hockey est le sport numéro un au Tatarstan. En plus d'Ak Bars Kazan, il y a également trois autres clubs tatars professionnels : le Neftekhimik de Nijnekamsk (fondé en 1968) en Superliga, le Neftyanik Leninogorsk (le mont Lénine) créé en 1961, et le Neftyanik Almetievsk. Des clubs tous liés à l'industrie pétrolière ou pétrochimique. Il y a en effet beaucoup d'hydrocarbures au Tatarstan, avec des réserves en brut estimées à près d'un milliard de tonnes. Pour gérer cette manne, une société contrôlée par le gouvernement du Tatarstan : Tatneft ("Tat" pour Tatarstan, "Neft" pour petrole). Le président de Tatneft est également celui d'Ak Bars, il s'agit de Chafagat Takhaoutdinov. Tatneft sponsorise également les deux "Neftyanik" et a financé la construction, la rénovation et l'entretien de 46 patinoires de hockey au Tatarstan !

Mais il faut peut-être faire le point sur ce qu'est le Tatarstan. C'est l'un des 89 sujets de la Fédération de Russie. La République du Tatarstan abrite quatre millions d'habitants (dont 45% de Russes) au cœur du bassin de la Volga. La région et Kazan ont souvent changé de mains au cours des siècles. Le premier état important dans cette région a été l'empire des Bulgares qui avaient quitté la Mer Noire pour venir s'y installer dans le bassin de la Volga. Ce sont les fondateurs de Kazan (qui ne s'appelait pas ainsi sous leur règne). Ensuite, les Bulgares de la Volga sont balayes par les envahisseurs turco-mongols qui sont les ancêtres des Tatars actuels. La Horde d'Or s'installe sur ces terres et Kazan devient la capitale du Khanat (royaume) de Kazan en 1446. Elle le reste jusqu'en 1552 et la victoire des Russes qui font tomber le Khanat. En 1708, le tsar Pierre le Grand fait de Kazan la capitale du Goubernia (gouvernement régional) de Kazan.

C'est la période russe de Kazan. Mais les souvenirs de la splendeur du Khanat n'ont pas disparus chez les Tatars. Lorsque l'URSS est en pleine déconfiture, la tentation indépendantiste est très forte. En 1990, le responsable communiste local, Mintimer Chaïmiev, après avoir essayé de transformer la République Socialiste Soviétique Autonome Tatare (entité au sein de la République Fédérative Socialiste Soviétique de Russie) en République Socialiste Soviétique (donc au même niveau administratif que l'Ukraine, la Lettonie ou le Kazakhstan par exemple), déclare la souveraineté du Tatarstan. À cette époque, le scénario est en train de devenir le même qu'en Tchétchénie, avec risque d'extension aux autres républiques voisines comme le Bachkorostan, également musulman. En 1993, le Tatarstan est même avec la Tchétchénie la seule à refuser de signer le traité qui règle les relations entre toutes les entités de la Fédération de Russie. La pente est glissante vers un conflit. Mais un an plus tard, Mintimer Chaïmiev fait marche arrière et signe avec Moscou, le 15 février 1994, le "traité de délégation réciproque des pouvoirs". En clair, le Tatarstan renonce à la sécession et en échange obtient une très large autonomie. Le scénario tchétchène est évité, même si les indépendantistes tatars sont déçus.

Mintimer Chaïmiev peut alors gouverner "son" Tatarstan comme bon lui semble ou presque. La république a son drapeau (rouge pour "la joie, le courage et la bravoure", blanc pour "la paix, la concorde et le futur" et vert pour "l'espoir, la liberté et le bien-être), sa langue, et gère sa manne pétrolière. Au sujet de la langue tatare, la reprise en main centralisatrice de Vladimir Poutine crée une polémique. Cette langue s'est d'abord écrite en alphabet arabe du temps du Khanat, puis en alphabet latin lors de la création de la république soviétique autonome, puis en alphabet cyrillique sous Staline et durant tout le reste de la période soviétique. Le Tatarstan autonome a donc rétabli l'alphabet latin (Ak Bars s'écrivant en tatar Aq-Bars, soit la panthère blanche, la panthère des neiges), mais il s'est heurté de front à Moscou qui interdit tout autre alphabet que le cyrillique au sein de la Fédération de Russie au nom de l'unité du pays. Les Tatars plient mais ne rompent pas, et il faudrait beaucoup d'inspecteurs du ministère de l'éducation pour vérifier quel alphabet est utilisé dans les écoles en langue tatare ! D'ailleurs, sur le site officiel de la République du Tatarstan, il y a une version en tatar en alphabet latin !

Pour assurer la promotion et l'unité du Tatarstan, les autorités locales se sont lancées dans un financement massif des clubs sportifs. Avec les "pétro-roubles tatars", Kazan a multiplié les "grosses équipes" dans les championnats de Russie. Outre le hockey, il y a le basket avec l'UNICS Kazan, demi-finaliste de la Superliga russe 2005, le football avec le FC Rubin Kazan, actuel sixième de la Première Ligue, et le Dynamo Transneftgaz Kazan, également demi-finaliste de la Superliga, mais de volley. Finalement, rien que des équipes qui ont fait mieux qu'Ak Bars !

Pourtant Ak Bars est la fierté du Tatarstan. Le club joue avec les couleurs du drapeau national, avec l'emblème du Tatarstan sur le maillot et avec même Ak Bars Kazan écrit en alphabet latin (mais avec un "k" pour Ak et pas un "q", pourquoi ? mystère !) sur les manches !

Mais rien ne s'est passé comme prévu avec cette élimination précoce et une bien triste sixième place au classement final. Malgré la présence d'un entraîneur prestigieux, moscovite d'origine tatare, ancien grand international soviétique et entraîneur de l'équipe nationale russe : Zinetoula Bilyaletdinov. Les joueurs locaux ont été écartés, envoyés dans les équipes du Neftyanik, les meilleurs éléments de Nijnekamsk ont été priés de venir dans la capitale tatare, et les stars payées à prix d'or n'ont jamais convaincu. D'où l'impression de voir évoluer une collection de joueurs et pas une équipe.

Le problème s'est déplacé alors dans tout le hockey tatar. Le Neftekhimik n'a pu défendre correctement ses chances et a été également éliminé en quart de finale par le futur champion, le Dynamo de Moscou, et en Vyschaya Liga, les deux "Neftyanik" ont été à la baisse, car tous les moyens financiers ont été mis sur l'équipe du millénaire, alors que ces dernières saisons, Leninogorsk et Almetievsk jouaient le haut de tableau et la montée. L'arrivée à la tête des Krylia Sovietov de Tatars de Moscou aux gros moyens financiers semble d'ailleurs créer un problème pour ces deux équipes, puisque grâce à leurs connexions "au pays", les nouveaux dirigeants du club moscovite recrutent à tour de bras dans les deux Neftyanik.

Il faut donc tout reconstruire dans le hockey tatar. Sauf qu'au vu des premiers transferts, les dirigeants d'Ak Bars ne semblent pas avoir tiré les leçons de l'échec. Au lieu de bâtir avec les fidèles du club, on fait appel une fois de plus à l'extérieur. Et c'est encore une histoire de filière et de connexions. Zinetoula Bilyaletdinov, qui a passé toute sa carrière de joueur et d'entraîneur au Dynamo Moscou, fait venir par wagons entiers à Kazan ses anciens joueurs bleus et blancs. On évoque même la venue dans la capitale du Tatarstan de la merveille Alexandre Ovetchkine, en cas de lock-out prolonge en LNH. Et en sens inverse, l'entraîneur des champions du Dynamo, Vladimir Krikounov, se rappelant qu'il a été en poste à Nijnekamsk, se sert dans l'effectif du Neftekhimik. Donc, en gros, cette intersaison est un gigantesque va-et-vient entre Moscou et Kazan, comme un pipeline de pétrole tatar ! Et les "Neftyaniki" vont aux Krylia Sovietov, et les Dynamistes vont à Ak Bars, et les "Pétrochimistes" vont au Dynamo... Comme d'habitude, l'imagination ne semble pas au pouvoir ! Dommage, car le hockey tatar produit de nombreux joueurs de grande qualité.

Mais en ce mois de juin, Kazan pense plutôt aux festivités du millénaire qui se déroulent actuellement. L'un des évènements les plus spectaculaires a eu lieu la semaine dernière avec l'inauguration de la réplique de la mosquée Kol-Cherif, qui avait été détruite par les troupes d'Ivan le Terrible lors de la prise de Kazan en 1552. Une mosquée construite à l'endroit même où, selon la légende, un Tatar nommé Kol-Cherif avait préféré être brûlé vif plutôt que de se convertir à l'orthodoxie. Une mosquée de marbre blanc avec quatre minarets de 58 mètres de haut, située juste en face de la célèbre cathédrale orthodoxe de l'Annonciation (la Vierge Noire de Kazan est l'une des icônes les plus fameuses au monde) en signe de réconciliation.

Cette mosquée a été financée en grande partie par... Tatneft et le combinat pétrochimique de Nijnekamsk. On ne s'en sort pas !

Bruno Qadène

 

 

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